N°4 / Violences contemporaines : la prison en question en Afrique de l'Ouest

Vie carcérale et souffrance des détenus dans une maison d'arrêt de Côte d'Ivoire

Casimir Zady, Enseignant Chercheur/Maître De Conférences, Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan

Résumé

L’étude vise à analyser l’impact de la vie carcérale sur la souffrance des détenus à la Maison d’arrêt et de correction de Bouaké. Elle part de l’hypothèse selon laquelle les entraves à la qualité de vie des détenus à la Maison d’arrêt et de correction de Bouaké contribuent à la souffrance psycho-sociale des détenus durant leur incarcération. Pour mener à bien cette étude de type empirique, une méthodologie a été adoptée. Elle est axée sur les techniques de recueil de données telles l’observation directe non participante, la recherche documentaire, l’entretien individuel semi-directif et le test psychologique « le Kessler Psychological Distress » notamment le K10. Quant aux méthodes de recherche et d’analyse des données, la méthode phénoménologique a paru la plus appropriée concernant la méthode d’analyse des données, l’analyse mixte a été retenue. L’étude porte sur un échantillon de cinquante détenus.

Il ressort de cette étude que la souffrance psycho-sociale ressentie par des détenus est présente chez 76 % des détenus interrogés à la Maison d’arrêt et de correction de Bouaké. Elle résulte des conditions de détention dégradantes et humiliantes dans lesquelles vivent les détenus. Ainsi, quelques recommandations ont été faites en vue d’humaniser l’univers carcéral et réduire ces souffrances.

Abstract : The study aims to analyse the impact of prison life on the suffering of inmates at the Prison and Correctional Centre in Bouaké. Thus, it starts from the hypothesis that the obstacles to the quality of life of inmates at the Bouaké Detention and Correction Centre contribute to the psycho-social suffering of inmates during their incarceration. To carry out this empirical study, a methodology was adopted. It focuses on data collection techniques such as direct non-participating observation, documentary research, semi-directional one-on-one interviews and the Kessler Psychological Distress psychological test, including the K10. As for the methods of research and analysis of the data, the phenomenological method seemed the most appropriate for the method of analysis of the data, the mixed analysis was chosen. The study involves a sample of 50 inmates.

According to this study, the psycho-social suffering felt by inmates is present in 76 % of inmates interviewed at the Bouaké Detention and Correction Centre. It results from the degrading and humiliating conditions in which detainees live. Thus, some recommendations have been made to humanize the prison world and reduce this suffering.

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Introduction : Quelques repères théoriques

Les questions sur l’incarcération passionnent et interpellent toutes les sociétés aussi bien occidentale, asiatique qu’africaine au point que des acteurs en font des préoccupations politiques, sociales et scientifiques. Aussi, les aborder serait une opportunité de comprendre les réalités sociales de ce milieu fermé tant redouté. Ce travail de recherche portant sur la souffrance psycho-sociale des détenus en milieu carcéral a fait l’objet de peu d’études scientifiques et sociales. Ce désintérêt est dû au fait que cette catégorie de la population est généralement oubliée des politiques de développement en raison notamment de son invisibilité. Cependant, quelques écrits important et de qualité ont mis l’accent sur le vécu des détenus en milieu carcéral. Ainsi, en s’intéressant aux conditions de vie et de détention en milieu carcéral, le quotidien marocain L’Economiste, évoquant les conditions de détention dans les prisons marocaines montre dans sa publication du 3 décembre 2015 que l’humanisation des prisons au Maroc demeure une priorité pour ce pays. Selon ce quotidien, le Maroc a prévu de mettre en place un plan d’action afin d’humaniser les conditions de détention en améliorant les conditions d’hébergement des détenus à travers le renforcement de la capacité d’accueil des établissements pénitentiaires dont l’objectif est de garantir à chaque prisonnier un espace de couchette de 3 m² comme le recommande les règlements internationaux sur les prisons.

Quant à Bassouri (2018) dont les écrits portent également sur la situation carcérale marocaine, explique les dysfonctionnements de cette institution pénitentiaire. Elle interpelle sur le traitement déshumanisant que subissent les détenus au sein des prisons marocaines. Selon elle, l’inhumanité du traitement se mesure au surpeuplement carcéral. L’auteure interpelle pour dire que les prisons marocaines dont le taux de remplissage est de 220 % se caractérisent par l’insalubrité des locaux, l’absence d’activités de réinsertion, sans oublier les exactions commises à l’encontre des détenus par les surveillants de prison. Aussi, conclut-elle que cette déshumanisation impacte fortement sur le bien-être physique et psychologique des détenus.

Gauvain (2008) dans ses propositions pour l’humanisation des prisons estime que le système pénitentiaire ressemble à une énorme machine à broyer les individus tant les détenus subissent une maltraitance et sont marqués par une grande vulnérabilité tant sociale, économique que psychologique. Ces détenus sont déprimés par l'inactivité et par un sentiment d'inutilité, influencés par la promiscuité avec d'autres délinquants. La plupart des détenus se sentent toujours plus exclus de la société. Cette situation des milieux carcéraux marque en n’en point douter leur déshumanisation. Aussi, propose-t-il qu’une humanisation raisonnée

Dans cette même thématique de la déshumanisation des conditions de vie carcérale, une étude de Bazzara (2017) montre que les prisons africaines sont devenues de véritables « mouroirs ». Ainsi, les conditions d'emprisonnement de milliers d'hommes et de femmes, entassés dans des cellules et souvent sous une chaleur écrasante. Les détenus sont entassés dans des cellules trop petites, ils ne peuvent pas étendre leurs jambes par manque de place.

Pour ce qui est des conditions de détention dans les prisons russes, Kalachnikov inculpé de détournement de fonds, après avoir passé cinq ans de détention provisoire porta plainte le 15 juillet 2002 contre l’Etat russe pour traitement dégradant en prison. Il affirme que ses conditions de détention en maison d’arrêt étaient mauvaises, en particulier parce que sa cellule était surpeuplée et que sa cellule était infestée de cafards et de fourmis. Selon lui, la conséquence de cette situation dégradante est qu’il avait contracté diverses maladies de peau et infections fongiques ayant entraîné la chute des ongles des pieds et de certains des mains.

Cugno (2012) en mettant en relief la reconstruction du détenu, s’intéresse à la nature des relations et des activités en milieu carcéral. Il propose qu’il soit important qu’une prise en charge professionnelle et socio-éducatives des détenus soit effective dans les prisons afin que ceux-ci développent des aptitudes socialisantes et entretiennent entre eux des relations sociales fortes. Pour lui, il convient que la prise en charge psycho-sociale oriente l’humanisation des conditions de vie des détenus afin que les cas de dépression et d’anxiété ressentie par les détenus soient moins constatés en prison.

Laurencin (2012) s’intéressant aux premiers instants des détenus en prison, estime que leur entrée en détention fait partie des événements de vie susceptibles de générer une souffrance psychique chez les détenus. Il poursuit pour dire que l’enfermement et le quotidien de la vie carcérale représentent des événements stressants, parfois constitutifs de véritables traumatismes psychoaffectifs chez de nombreux détenus.

Abordant dans le même sens que Laurencin, Zady (2020) soutient que la souffrance psycho-sociale dans laquelle vivent les détenus résulte du maintien du détenu dans un état de dépendance et d’impuissance. Ces conditions de vie carcérale entraînent des effets déstructurant et infantilisants pouvant entraîner tension et violence internes et interférer avec sa capacité à mobiliser des ressources personnelles.

Quant à Tagini (2009) appréciant les effets de l’incarcération, il analyse l’importance de certains facteurs dont l’impact affaiblirait l’estime de soi des détenus en détention préventive. Selon lui, l’espace-temps, la privation de l’intimité, la distance avec la famille et la perte ou la suspension momentanée de l’activité professionnelle à l’extérieur sont des facteurs dévalorisant de l’estime de soi chez les détenus.

En nous attardant sur les conséquences de l’incarcération, soulignons que l’enfermement et le quotidien carcéral des détenus représentent des événements stressants, parfois constitutifs de véritables traumatismes psychoaffectifs. C’est à juste titre qu’une étude menée par les ministères de la Santé et des Affaires sociales de la France (Le Quotidien du Médecin, 2002) révèle qu’en prison, 55 % des détenus malades présentent des troubles anxieux, 54 % des signes d’addiction, alors que 42 % souffrent de troubles psychosomatiques ou de problèmes comportementaux.

Dans la même veine, Lecomte (2010) affirme que plus de 50 % des détenus des prisons malgaches souffrent de détresse psychologique, causée principalement par la dégradation de l’environnement carcéral. Ces données attestent que la prison déconstruit le détenu en aggravant sa fragilité tant émotionnelle que physique.

La question de l’humanisation des prisons dans le monde se pose avec acuité. Ainsi, les membres du Conseil économique, social et environnemental de France ont produit un rapport mettant en évidence les conditions générales de détention dégradantes ou déshumanisantes en France. Le rapport indique que celles-ci peuvent réduire à néant les efforts de réinsertion des détenus (Decisier, 2006).

S’intéressant au fonctionnement des prisons belges, Bertrand et Clinaz (2015) estiment que l’humanisation des prisons de Wallonie et de Bruxelles repose sur la prise en charge psycho-sociale des détenus à travers un suivi psychologique par le biais des services d’aide sociale et des services spécialisés. A cela s’ajoute le suivi juridique et le maintien des liens parent-enfants à travers l’organisation de visites parentales se caractérisant par la création d’un espace privilégié de rencontre et de jeux entre un enfant et son parent détenu.

La violence en milieu carcéral est un facteur important de déshumanisation. C’est dans ce cadre que Zady (2014) affirme que les violences sexuelles, les humiliations quotidiennes, les injures, le harcèlement et la maltraitance des détenus et les menaces favorisent l’anxiété et la dépression mentale, en somme la déshumanisation chez nombre de détenus.

Touraut (2012) en s’inscrivant dans la même optique que Zady, montre que l'incarcération fragilise psychologiquement et socialement le détenu. Il met en exergue la violence symbolique résultant du choc carcéral suite à l'arrestation et des premiers pas en détention. Selon lui, le détenu est confronté à un milieu qui lui est hostile et le déstabilise du fait des conditions difficiles de détention (absence de réelle intimité et privation physiologique).

Pour Chantraine (2013), la solidarité est un vain mot en prison car le milieu carcéral reste avant tout un lieu de gestion de la grande précarité́ sociale. Il renforce le processus de fragilisation de l’individu détenu à la fois dans ses dimensions économiques et sociales. Selon lui, cette dimension personnelle est un facteur de risque de la déprime chez nombreux détenus notamment les « Assimilés ».

Se plaçant dans la perspective de la pauvreté sociale, Singh-Pauliat (2005) atteste que de nombreux détenus intègrent la prison en situation de précarité sociale. Car ils sont généralement privés de tout. Ainsi, l’incarcération vient les fragiliser davantage leur vécu en ce lieu. Dès lors, la perte des revenus du travail, la perte du soutien familial et l’impossibilité de travailler dans certains établissements d’accueil sont des circonstances favorables à l’éclosion de la détresse psychologique chez nombre de détenus.

Bien que ces écrits présentent des résultats d’une qualité indéniable, il faut cependant noter que ceux-ci mettent majoritairement en relief les réalités des milieux carcéraux occidentaux. Aussi, soulignons que très peu d’études scientifiques en Afrique se passionnent pour le champ carcéral qui mérite d’être exploité en profondeur pour mieux connaître les réalités carcérales et leurs incidences sur les pensionnaires qui y séjournent. L’intérêt et l’originalité de cette étude résident dans l’appréciation des conditions de détention carcérale et leur impact sur la qualité de vie des détenus.

Au regard de ces constats théoriques, il ressort que cette étude pose le problème des conditions de vie carcérales et ses conséquences sur les détenus. Dès lors, la question ce travail soulève est le suivant : comment la vie carcérale à la Maison d’arrêt et de correction de Bouaké affecte-t-elle la survenue de la souffrance psycho-sociale chez nombre de détenus ?

L’objectif de cette étude est d’analyser l’impact de la vie carcérale sur la souffrance des détenus à la Maison d’arrêt et de correction de Bouaké. L’hypothèse qui sous-tend cette étude est formulée comme suit : les entraves à la vie carcérale à la Maison d’arrêt et de correction de Bouaké favorisent la souffrance psycho-sociale des détenus durant leur incarcération.

Pour mieux comprendre ce ressenti des détenus, nous avons convoqué la théorie de la vulnérabilité carcérale de Garcia De Araùjo et coll. (2011). Elle renvoie à la notion de fragilité physique et/ou psychologique des détenus incarcérés. Selon les tenants de cette théorie, la vulnérabilité peut se comprendre comme une situation de fragilité personnelle, psychique, sociale, identitaire et psychiatrique. Elle est marquée par un sentiment de détresse psychologique, une faible estime de soi et une dépendance susceptible d’entraîner des souffrances et parfois même des maladies. La vulnérabilité résultant de circonstances, d’interactions avec son environnement, et, de manière générale, du statut que l’on a dans un contexte donné, Garcia De Araùjo et ses collaborateurs affirment que la vulnérabilité des détenus en milieu carcéral concourt à la dépersonnalisation et à la précarité affective chez plusieurs détenus. Rapporté à cette étude, nous pouvons dire que la théorie de la vulnérabilité carcérale permet de comprendre et d’apprécier les effets du milieu carcéral sur le développement de la santé mentale du détenu. Elle explique les facteurs et conséquences de la vulnérabilité des détenus.

 

I. Méthodologie

A. Site, population et échantillon d’enquête

Cette étude s’est déroulée à la Maison d’arrêt et de correction de Bouaké (MAC de Bouaké), prison située au centre de la commune de Bouaké dans le quartier commerce. Elle est constituée de bâtiments réservés aux détenus considérés comme des privilégiés, les « Assimilés », deux grands bâtiments appelées « bateau » pour les autres détenus de droit commun (tout délit confondu) et le bâtiment des femmes qui disposent de commodités intéressantes avec des lits superposés. Il convient de noter que des mineurs délinquants sous mandat de dépôt sont internés avec les adultes.

La MAC de Bouaké dont la capacité d’accueil est de deux cents places, accueille 933 détenus dont 77 femmes et 856 hommes1. Le choix de cette prison résulte de deux constats. L’un résulte du fait qu’elle se caractérise par un nombre important de détenus en détention préventive, soit 725 détenus représentant 77,7 % de la population carcérale. L’autre constat montre que le taux d’occupation carcérale est de 466,5 % faisant d’elle l’une des prisons les plus surpeuplées de Côte d’Ivoire.

L’échantillon d’étude est constitué de détenus hommes et femmes, auteurs d’infractions de toute catégories. Celui-ci est composé de prévenus et de condamnés. Pour les besoins de l’enquête, nous avons mis l’accent sur les détenus en situation de détention préventive du fait de leur situation marquée d’incertitudes. L’enquête s’est déroulée sur une période de trente jours (juillet-août 2021) au sein de cette prison où l’accès nous a été facilité par le régisseur de la prison sous la supervision duquel elle a été menée. La technique de l’échantillonnage de type accidentel a été préférée car les détenus ont volontairement souhaité accompagner cette étude. Le seul critère de choix est que le détenu doit avoir séjourné au moins trois mois à la Maison d’arrêt et de correction de Bouaké.

Nous avons retenu cinquante personnes détenues pour constituer l’échantillon d’étude. Ces entrevues se répartissent comme suit : les prévenus (35 ; 70 %) dont une femme détenue et 34 hommes et les condamnées (15 ; 30 %) dont cinq femmes détenues et dix hommes. L’âge de ces détenus varie entre 20 ans et 47 ans.

 

B. Techniques et instruments de mesure des données

Pour cette étude qualitative reposant sur des données recueillies à partir d’entretiens semi-directifs, d’un test psychologique, le « Kessler Psychological Distress scale » (K10) et d’un questionnaire socio-démographique, nous avons utilisé l’observation directe non participante, consistant en une immersion la Maison d’arrêt et de correction de Bouaké. Celle-ci a permis de rendre compte de la réalité du terrain pour s’enquérir des conditions de vie des détenus mais pour apprécier l’impact de cet environnement de vie sur l’état de santé mentale des détenus. Aussi, une recherche documentaire s’est avérée importante. Elle a consisté à rencontrer le médecin de la prison qui nous a fourni d’importantes informations sur l’état de santé mental des détenus mais également le régisseur pour nous instruire sur les conditions de vie des détenus. La collecte des informations s’est poursuivie dans les bibliothèques et sur les sites de navigation dans le but de recueillir des données écrites portant sur la thématique de la prison.

Deux instruments de collecte de données ont été utilisés : l’entretien clinique individuel semi directif et un test de personnalité. Concernant l’entretien clinique nous avons utilisé un guide d’entretien reposant sur les items suivant : l’identité, la durée de l’incarcération, le statut du détenu, l’état de santé général et les conditions de vie en prison. Le recueil de ses données ont permis d’apprécier le ressenti des détenus pendant la période d’incarcération. Un entretien avec le service socio-éducatif et l’agent de santé nous a permis d’apprécier les besoins, l’état psychologique et physique des détenus. Quant au régisseur, il nous a informé sur le fonctionnement de sa structure et les difficultés qu’il rencontre notamment en termes de capacité d’accueil au regard de la surpopulation que connait cette prison.

L’utilisation du test psychologique « Kessler Psychological Distress scale » (K10) a été nécessaire pour évaluer la détresse psychologique chez les détenus. Ce sont dix principaux signes qui ont été mis en relief : 1° la fatigue, 2° la nervosité, 3° le désespoir, 4- l’agitation, 5° la dépression matinale, 6° la tristesse, 7° le découragement, 8° les pensées suicidaires, 9° l’envie de mourir et 10° l’estime de soi. Ce test a pour objectif d’évaluer le ressenti des détenus au cours des trente derniers jours de l’incarcération. A chaque réponse donnée, on attribue un score en fonction d’une échelle ordinale à cinq points : tout le temps (score de 4), la plupart du temps (score de 3), parfois (score de 2), rarement (score de 1), jamais (score de 0). Le score total du K10 pour chaque participant à l’enquête a été calculé en additionnant les scores obtenus à chacune des dix questions.

Le score total pour chaque individu varie entre zéro et cinquante. L’obtention d’un score compris entre 0 et 20 équivaut à une bonne santé mentale ; pour un score compris entre 20 et 24, l’individu est susceptible d’avoir un trouble mental léger ; pour un score compris entre 25 et 29, l’individu est susceptible d’avoir un trouble mental modéré et pour un score compris entre 30 et plus, l’individu est susceptible de souffrir d’un trouble mental grave.

Soulignons que l’entretien et le test psychologique sont effectués simultanément dans un bureau mis à notre disposition par l’administration carcérale à l’abri de toute ingérence des gardes pénitentiaires afin d’éviter toute forme d’intimidation ou d’influence. Cet échange a duré une trentaine de minutes pour chaque détenu. Nous avons eu l’accord de chaque détenu avant de commencer l’entretien et le passage du test. Mais également nous les avons rassurés pour l’anonymat. Une pré-enquête a été menée durant une journée afin de mieux nous imprégner des réalités du terrain d’étude et valider les instruments de recueil de données.

 

C. Méthodes de recherche et d’analyse de données

La méthode phénoménologique a été retenue dans le cadre de cette étude. Elle accorde une place de choix à l’interprétation que fait l’acteur social. Il ressort que cette méthode aide à comprendre le vécu des détenus aussi bien avant que pendant l’incarcération. Concernant l’analyse des données, nous avons eu recours à l’analyse qualitative car il s’agit d’une étude qualitative axée sur les discours des détenus dont il faut extraire la quintessence à travers les opinions et les attitudes des enquêtés. Aussi, l’utilisation du test psychologique « Kessler Psychological Distress scale » (K10) a permis comprendre la présence de troubles de santé mentale chez certains détenus. La démarche méthodologique adoptée aboutit aux résultats suivants. Chaque détenu ayant sa fiche de test psychologique, celles-ci ont été dépouillées.

 

II. Résultats

Cette étude portera sur deux axes de recherche. Le premier s’attachera à mettre en relief les manifestations de la souffrance psycho-sociale en milieu carcéral. Quant au second axe, il s’intéressera à l’analyse des facteurs de risque à la survenue de la souffrance psycho-sociale chez des détenus.

 

A. Manifestations de la souffrance psycho-sociale des détenus en milieu carcéral

Elles se déclinent en la présentation des signes de la souffrance psycho-sociale chez les détenus d’une part et l’analyse de la souffrance psycho-sociale liée au statut judiciaire des détenus d’autre part.

 

1. Signes de la souffrance psycho-sociale chez les détenus

En savoir sur les signes clés de la souffrance psycho-sociale des détenus à la MAC de Bouaké, a conduit à l’utilisation du test psychologique « Kessler Psychological Distress » (K10), un questionnaire. L’échantillon d’étude soumis à ce test a permis d’obtenir les résultats consignés dans le tableau suivant. Notons que la souffrance psycho-sociale est le ressenti de la détresse psychologique lié aux facteurs environnementaux.

 

Tableau 1 : Signes de la détresse psychologique en en lien avec la situation judiciaire des détenus

Source : auteur, enquête de terrain (juillet 2021).

 

L’analyse du tableau 1 permet de présenter dix signes clés de la souffrance psycho-sociale (découragement, colère, peur, difficulté de sommeil, dépression matinale, tristesse, envie de mourir, estime de soi négative, nervosité et désespoir) chez les détenus à la MAC de Bouaké. Cependant, les résultats de ce tableau permettent de distinguer huit signes marquant la souffrance psycho-sociale chez les détenus de cette prison. Ce sont : la difficulté de sommeil (88 %), le désespoir (78 %), le découragement (74 %), la colère (74 %), la tristesse (66 %), la dépression (64 %), la peur (62 %) et l’estime de soi négative (60 %).

En effet, aux dires des détenus, les conditions actuelles d’incarcération à la Maison d’arrêt et de correction de Bouaké impactent leur l’état de santé psychologique et physique. Il ressort des propos de certains surveillants de prison et de l’infirmier major de ladite prison que la souffrance psycho-sociale ressentie chez de nombreux détenus à leur entrée en prison est le « syndrome de la marmite chaude ».

Interrogé sur cet état de fait, l’infirmier major affirme : « Tout nouveau détenu dès qu’il entre en prison et que la porte se referme derrière lui, il est envahi par une extrême angoisse dont les manifestations sont la perte de sommeil, le sentiment d’insécurité, le corps qui chauffe, une grande transpiration et des céphalées. Cela peut à la longue devenir pathologique si aucune prise en charge n’est pas faite. Or nous disposons de très peu de moyens ou pas du tout pour assurer cette prise en charge. Cependant nous faisons du mieux que nous pouvons ».

Les résultats de l’enquête montrent qu’en moyenne plus des deux tiers des détenus interrogés ressentent une détresse psychologique (38 ; 76 %). Les propos d’un détenu attestent ce constat. KYA, 24 ans, en détention préventive depuis douze mois, affirme : « lorsque la porte s’est refermée derrière moi et la vue de ce monde qui me regardait, j’ai eu le sentiment que le monde s’est écroulé sous mes pieds. J’avais très peur et j’ai pleuré pendant au moins deux heures. Mon corps a commencé à chauffer, ma température est montée. Je n’ai jamais eu autant peur dans ma vie. Je suis dans un monde inconnu et j’ai très peur. Je ne me sens pas en sécurité ici et avec cette pandémie du coronavirus, je ne vois plus mes parents. Je souffre beaucoup. » Notons que plusieurs détenus continuent d’éprouver ce sentiment négatif qui impacte leur vie en milieu carcéral. Il ressort des données recueillies de cette enquête que trois détenus de l’échantillon d’étude ont obtenu des scores de respectifs de 38, 41 et 42 qui équivalent à un trouble mental grave.

Bien que ces signes soient nombreux et significatifs, nous mettrons l’accent sur quelques signes importants. Les résultats de cette étude montrent que l’indicateur « difficultés de sommeil » chez les détenus est le signe le plus marquant de la détresse psychologique chez les détenus interrogés (88 %). Ainsi, ce sont 91,2 % des prévenus et 86,7 % des condamnés qui éprouvent ce ressenti. Deux raisons peuvent expliquer ce ressenti. D’une part, les violences sexuelles en ce lieu commis par des codétenus favorisent ce ressenti. Ainsi, la peur de se voir agressé par des prédateurs sexuels, profitant de la nuit pour faire des attouchements sexuels et les sodomiser sous la menace suscite ces difficultés de sommeil. Pour se protéger la nuit, ils sont sur le qui-vive et dorment très peu. D’autre part, les détenus estiment qu’ils éprouvent ce sentiment du fait des conditions d’hébergement sont très précaires. Une grande majorité d’entre eux qui n’a pas les moyens de louer un matelas ou une natte est obligée de dormir sur un sol nu. Certains détenus dorment près de la douche intérieure et du WC au sein des cellules car les bâtiments sont bondés de détenus. Ils sont exposés aux cafards et autres insectes nuisibles. A ces conditions s’ajoute la chaleur et les odeurs suffocantes. Ces conditions les exposent à des réveils nocturnes quotidiennement. Ce constat est confirmé par le témoignage de KKF 22 ans, prévenu qui affirme : « Depuis cinq mois que je suis ici, je ne dors pas bien. Je dors près des toilettes parce que je n’ai pas de place. Les cafards montent sur moi et il y a des moustiques. Je dois me réveiller la nuit pour les tuer. »

Quant aux sentiments de désespoir et de découragement ressentis par les détenus interrogés, ce sont respectivement 78 % et 74 % d’entre eux qui développent ces signes. Parmi eux, on rencontre 91,4 % des prévenus. Notons que le découragement éprouvé par les détenus emmène plusieurs d’entre eux à la colère (74 %). Quant à la tristesse et la dépression matinale, les résultats attestent que ce sont respectivement de 66 % et 64 % des détenus à la MAC de Bouaké qui vivent des moments douloureux et impactent leur santé mentale en prison. Ils s’interrogent sur leur avenir qu’ils jugent pour la plupart, compromis avec cette incarcération.

Ces signes avant-coureurs de la détresse psychologique sont très présents chez l’ensemble des détenus en prison. Aussi, allons-nous nous intéresser à l’impact du statut judiciaire sur le ressenti de chaque catégorie de détenus.

 

2. Statut judiciaire des détenus de justice et souffrance psycho-sociale des détenus en préventive

Le statut judiciaire des détenus se décline en deux catégories : des détenus en détention préventive et des détenus condamnés. Le tableau suivant présente le ressenti de la souffrance psycho-sociale chez les détenus selon leur statut judiciaire.

 

Tableau 2 : Ressenti des détenus en lien avec le statut juridique des détenus

Source : auteur, enquête de terrain (juillet 2021)

 

L’analyse du tableau 2 laisse apparaître de manière générale, la présence significative d’un état de souffrance psycho-sociale chez des détenus à la Maison d’arrêt et de correction de Bouaké (38 ; 76 %). En effet, il ressort que ce ressenti est plus perceptible chez les détenus-prévenus (32 ; 91,4 %) que chez les détenus-condamnés (6 ; 40%). En revanche, ce sont douze détenu(e)s soit 24 % de l’échantillon d’étude qui estime ne pas être marquée par une souffrance psycho-sociale. Ils se répartissent comme suit que les détenus condamnés tiennent le haut du pavé (9 ; 60 %) contre trois détenus en préventif soit 8,6 %.

Les résultats de cette étude montrent que les détenus en préventif sont plus exposés à développer des sentiments négatifs tels que le cafard, le désespoir, l’anxiété et la dépression matinale chez ceux qui sont condamnés car ils n’ont aucune maîtrise de leur temps de séjour en milieu carcéral. Cette incertitude du lendemain les expose à l’apparition d’une détresse psychologique laquelle peut être source de développement d’incapacités psycho-sociales.

 

B. Facteurs de risque de la souffrance psycho-sociale en milieu carcéral

Plusieurs facteurs participent à l’émergence ou au renforcement de la détresse psychologique chez nombre de détenus à la Maison d’arrêt et de correction de Bouaké. Cette étude s’attachera à mettre en exergue les facteurs de risque de la souffrance psychologique à travers les conditions d’hébergement des détenus, la qualité des soins santé et les violences psychique et psychologique.

 

1. Conditions d’hébergement et qualité des soins santé des détenus

La question sur les conditions d’hébergement des détenus dans les prisons ivoiriennes et particulièrement à la Maison d’arrêt et de correction de Bouaké constitue un problème majeur. En effet, à l’instar des prisons ivoiriennes construites pour la plupart pendant les années 1960 sauf la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (1980), la Maison d’arrêt et de correction de Bouaké occupe des anciens bâtiments commerciaux avec des entrepôts et des magasins érigés en dortoirs pour les détenus. Il s'agit pour la plupart d'infrastructures inadaptées qui n'avaient pas été conçues pour l'emprisonnement. Il apparaît que, malgré sa réhabilitation, la MAC de Bouaké n’a connu aucune augmentation de sa capacité d’accueil. Elle est à l’heure actuelle, l’une des prisons les plus surpeuplées de Côte d’Ivoire. Ainsi et comme on l’a vu, pour une capacité d’accueil de deux détenus, elle a un effectif de 935 détenus soit un taux d’occupation de 467,5 % à la date de l’enquête. Cette surpopulation rend difficile l’hébergement des détenus. Ceux-ci sont répartis dans trois bâtiments (bâtiment assimilé, bâtiment A et B appelé « bateau »). Mal aérés et avec une luminosité faible les bâtiments A et B sont de véritables mouroir. Les détenus y sont entassés. A peine ont-ils de l’espace pour dormir. La chaleur y est suffocante. La majorité des détenus dorment à même le sol parce que ne disposant pas de moyen pour s’acheter une natte ou un matelas pour la couchette. Aussi, aux dire de plusieurs détenus, l’espace pour dormir s’achète. Les propos d’YBA, 31 ans, prévenu, l’attestent : « Depuis je suis ici, je dors au « cafard », près de la douche. Je ne peux pas me mouvoir et je dors sur un côté. L’espace pour nous est tellement réduit. On ne dort pas bien. On est couché en autoreverse. »

Plusieurs détenus attestent ces propos qui montrent les difficiles conditions d’hébergement au sein de cette prison. Les détenus sont parqués (17h00 : entrée en cellule et 07h30 : ouverture) dans les cellules comme des sardines en boîte. Les prisonniers ne disposent même pas d’un mètre carré de surface de couchette. Les plus chanceux et privilégier ont droit à des matelas. Il convient de noter qu’en prison tout s’achète. Pour avoir une place et dormir convenablement, il faut avoir de l’argent ou être dans le « gouvernement » de la prison. Pour étayer ces affirmations, SY, 34 ans, prévenu, explique : « Ici, tout se paie pour avoir une bonne place pour dormir. Si tu n’as pas d’argent, tu dors au « cafards », un endroit immonde, sale et crasseux, près des toilettes de mauvaises qualité où les cafards et autres insectes nuisibles règne en maître des lieux. Quand vous avez les moyens vous devez débourser la somme de 2 000 F CFA pour bénéficier d’une natte ou de 10 000 F CFA pour avoir un matelas. Vous dormez à trois sur cette natte ou ce matelas. »

Il ressort que les détenus vivent dans des conditions inhumaines comparables aux cales des bateaux des négriers. Cette situation conduit inéluctablement à la promiscuité où l’insuffisance de place (1 m² au lieu de 3 m² /détenu) pour dormir devient criante et la literie inexistante. C’est parfois à même le sol que de nombreux détenus dorment dans de mauvaises conditions au mépris de l’ensemble de règles minima pour le traitement des détenus (RMT) qui recommandent clairement que les détenus doivent avoir suffisamment d’espace pour vivre, suffisamment d’air frais et de lumière naturelle afin d’assurer leur santé (règles 9-14 RMT). Pour donner sa dignité humaine au détenu, l’Organisation des Nations unies en matière de prévention du crime et de justice pénale dans l’un de ses principes portant sur le traitement des détenus atteste dans sa résolution 70/175 règle 13 de l’Assemblée générale, annexe, adoptée le 17 décembre 2015 que : « Tous les locaux de détention et en particulier ceux où dorment les détenus doivent répondre à toutes les normes d’hygiène, compte dûment tenu du climat, notamment en ce qui concerne le volume d’air, la surface minimale au sol, l’éclairage, le chauffage et la ventilation. »

Au regard de ces normes internationales, nous constatons que cette prison ne respecte aucune condition en matière d’hébergement. Cette mauvaise qualité d’hébergement résulte de la surpopulation que connaît cette prison. Cependant, il convient de souligner que les femmes à la Maison d’arrêt et de correction de Bouaké semblent mieux loties en termes d’hébergement. En effet, la quasi-totalité des femmes détenues (93,33 %) estiment la qualité de vie carcérale satisfaisante. Il faut noter que celles-ci sont dans des meilleures conditions car moins nombreuses (27 détenues) et dormant sur des lits avec des matelas dans un bâtiment bien aéré avec une luminosité acceptable. Elles mènent au quotidien des activités sportives avec l’aide d’un coach. Quant à l’hygiène, elle est de mise car l’entretien du bâtiment et des toilettes est assuré régulièrement par les détenues qui rendent leur milieu de vie agréable. Aussi, en cas de problème de santé, les femmes détenues sont rapidement prises en charge par les agents de santé à l’infirmerie de cette prison.

Au contraire, les conditions de vie carcérale des détenus hommes sont exécrables, c’est à peine si les détenus sont pris en charge lorsqu’ils sont malades. La surpopulation carcérale concourt inéluctablement à l’absence de prise en charge médicale des détenus. Ainsi, fragilisés au plan physique, du fait de la maladie plusieurs d’entre eux présentent des signes de désespoir et d’anxiété. Ces symptômes peuvent déboucher sur une détresse psychologique. À ce propos, KKR, 32 ans, en détention préventive depuis deux ans, affirme : « Ici, c’est la grande peur. Il y a des privilégiés qui bénéficient de tout. Ils dorment bien. Quand ils sont malades ils vont facilement à l’infirmerie. Quant à nous il faut faire des semaines voire des mois avant que l’infirmier te reçoive. Il faut prier pour ne pas tomber malade sinon tu risques de mourir à cause de l’accès à l’infirmerie qui est difficile. Des détenus sont morts pour ça. »

Notons que l’accès aux soins des détenus, qui se situe généralement à l’infirmerie, est également source d’une inégalité forte entre prisonniers. SB, 30 ans, condamné à trois ans de prison renchérit pour dire : « On est très nombreux en prison ici. Lorsqu’on dresse une liste de malades et que vous êtes à la centième position, vous devez attendre votre tour pour que l’infirmier te reçoive. Entre temps si la maladie s’aggrave tu fais comment. Surtout quand c’est le samedi et le dimanche aucun personnel pour vous soigner. »

Ces propos rendent compte de la réalité de l’univers carcéral à la MAC de Bouaké suscitant ainsi le stress permanent, la peur, la nervosité, la tristesse et la colère chez de nombreux détenus. Notons que ces signes sont des souvent annonciateurs de détresse psychologique. Il apparaît que les prises en charge médicale et psycho-sociale des pensionnaires de la Maisons d’arrêt et de correction de Bouaké sont difficiles voire inexistantes. En ce qui concerne l’approche médicale, celle-ci est laborieuse du fait de l’insuffisance du matériel, de la faiblesse et de la mauvaise qualité du plateau technique et de l’indisponibilité des médicaments important pour les soins des détenus. Fustigeant la situation de la prise en charge médicale désastreuse à la MAC de Bouaké, KA, 35 ans, en détention préventive, à l’instar de ses codétenus affirme : « Ici, c’est un mouroir. Pries Dieu seulement pour qu’il t’accorde la santé pendant la détention. Sinon, c’est la mort qui t’attend. Vous voyez il y a beaucoup de malades dans la prison ici. C’est paracétamol seulement tu auras. »

Les détenus meurent à « petit feu » dans les prisons. En l'absence de traitements adéquats et d'application de mesures d’isolement momentané des malades, certaines maladies contagieuses se propagent facilement dans la Maison d’arrêt et de correction de Bouaké en raison du manque de soin. Il est à craindre la récurrence d'épidémies de maladies infectieuses.

Il ressort que la majorité des détenus (hommes) soulèvent notamment leur insatisfaction quant aux conditions générales de vie et de détention. La précarité en milieu carcéral est source de nombreuses maladies cutanées, de contagions de maladies virales etc. mettant ainsi en mal la santé et le bien des détenus en ce lieu. C’est à juste titre que les organisations internationales, s’inquiétant des conditions de détention dans les prisons, ont pris des dispositions en vue d’humaniser celles-ci. D’où le premier principe de la résolution 43/173 de l’Assemblée générale des Nations unies, annexe, adoptée le 9 décembre 1988, qui dispose que : « Toute personne soumise à une forme quelconque de détention ou d’emprisonnement est traitée avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine ». 

L’enquête menée à la MAC de Bouaké sur un échantillon d’enquête de cinquante prisonniers composés d’hommes et femmes détenus à partir d’une série de questions issues d’un questionnaire donne les résultats consignés dans le tableau récapitulatif suivant :

 

Tableau 3 : Tableau récapitulatif de l’appréciation de la qualité de vie carcérale chez les détenus

 

Source : Casimir Zady, enquête de terrain (juillet 2021)

 

Les résultats du tableau 3 montrent que l’appréciation de la qualité de vie en détention à la MAC de Bouaké chez la majorité des détenus est négative. Les résultats laissent apparaître que 68 % soit 34 détenus interrogés jugent que les conditions de vie carcérale insatisfaisantes. En revanche ce sont 32 % d’entre eux, soit seize détenus qui estiment que celles-ci sont satisfaisantes. En effet, il ressort que 94,29 %, soit 33 détenus (hommes) les jugent de mauvaise qualité contre 5,71 %, soit 2 détenus qui les jugent satisfaisantes. Quant aux femmes détenues interrogées, elles représentent 93,33 %, soit quatorze détenues qui l’estiment de satisfaisante et seulement 6,67 %, soit une femme détenue qui la perçoit comme de mauvaise qualité. Cette différence de perception de la qualité de vie carcérale s’explique par plusieurs facteurs relatifs aux conditions de détention et de vie à la MAC de Bouaké.

 

2. Violences en milieu carcéral

Les atteintes physique et psychologique que subissent les détenus sont légion à la MAC de Bouaké milieu car pour les détenus, l’environnement ne rassure pas. En effet, la violence en prison montre que celle-ci génère l’insécurité du fait d’une absence de contrôle social. La tâche de sécurité est confiée aux détenus qui abusent de l’autorité qui leur est confiée. Ils font régner la terreur. Il ressort également que des détenus sont l’objet d’humiliation par les surveillants de prison et les codétenus plus puissants. Ces détenus sont régulièrement soumis aux travaux les plus dégradants en milieu carcéral au mépris de leur dignité. De nombreux détenus sont confrontés à des comportements avilissant. Plusieurs sont astreints quotidiennement à des taches dégradantes. Des témoignages soulignent que des détenus sont considérés comme des esclaves en prison sans que cela n’émeuve l’administration pénitentiaire. Un détenu YKS, 32 ans, condamné à quatre ans de prison, raconte son quotidien en prison : « Depuis deux ans que je suis ici, c’est moi qui fais la vaisselle, la lessive de certains détenus, le chef de cour et un commando. En retour, ils me protègent contre les autres codétenus. Si je ne fais pas cela, je suis mort. Quelques fois, il augmente ma ration. Je suis devenu un esclave pour lui ». 

L’environnement de la Maison d’arrêt et de correction de Bouaké est marqué par un climat d’insécurité et de violences de tout genre. D’abord ce sont les intimidations et les menaces qui sont légion en ce lieu. Les auteurs sont les caïds qui forment le « gouvernement » de la prison. Ces détenus règnent en maître. Ils ont tous les droits sur les détenus et aucun surveillant d’ailleurs en complicité avec eux n’intervient. Ils disent mettre de l’ordre au sein de la prison. Nul n’a le droit de leur tenir tête sous peine de se voir infliger une correction à la hauteur de son imprudence. Tous les prisonniers se soumettent à leur désir. Ces détenus usant de violence entretiennent la terreur en ce lieu. C’est dans ce cadre que nous nous sommes entretenus avec SB, 30 ans, incarcéré pour homicide et en détention préventive depuis trois ans. Chef adjoint au chef de cour et le responsable des « commandos ». Il affirme : « En prison ici, on ne fait pas n’importe quoi. Moi, je suis là pour mettre de l’ordre. Ceux qui ne respectent pas on s’occupe d’eux pour les redresser. »

Tout en muscle, il inspire crainte et respect. Chaque détenu qui entre en prison devra se conformer à cette dictature. Il ressort des entretiens avec les prisonniers sauf ceux qui sont aux assimilés, lesquels jouissent d’un statut particulier, que les prisonniers subissent le racket en permanence de la part des codétenus et même de certains gardiens. Certains détenus ont peur pour leur vie du fait que certaines pratiques humiliantes telles les violences sexuelles sont courantes en prison. Il ressort des dires de plusieurs détenus que les jeunes garçons subissent les assauts sexuels des codétenus soit par la force soit pour quelques avantages (nourriture, habits, chaussures…). Plusieurs détenus confrontés à ces violences n’ont aucune protection. Ils sont livrés à eux-mêmes. Cette situation suscite une anxiété pathologique car chaque fois qu’il fait nuit, certains détenus sont exposés à ces violences sexuelles sous l’effet de la menace. Certains détenus deviennent des esclaves. Sous l’effet des brimades et des intimidations, ils exécutent des travaux pour les membres du « gouvernement de la prison » telle la lessive, la vaisselle, etc. Notons la période de la pandémie de corona virus a accentué la vulnérabilité des détenus lesquels ne reçoivent plus de visites de proches pouvant leur apporter de quoi se nourrir et se vêtir. Cette situation pandémique vient renforcer la détresse et surtout la tristesse chez nombre de détenus.

Il ressort de cette étude que les conditions de vie carcérale à la Maison d’arrêt et de correction de Bouaké sont des facteurs de risque de développement de détresse psychologique chez les détenus et surtout ceux qui sont en situation de détention préventive.

 

III. Discussion et conclusion

Ce travail de recherche dont l’objectif est de comprendre l’impact de la vie carcérale sur le développement de la souffrance psycho-sociale des détenus à la Maison d’arrêt et de correction de Bouaké a permis de mettre en relief les manifestations de la détresse psychologique qualifiée de souffrance psycho-sociale des détenus en milieu carcéral à travers l’analyse des signes avant-coureurs de cet état de santé mental. L’étude montre également que les prévenus sont plus enclins à la détresse psychologique en milieu carcéral. Afin de mieux comprendre les causes de ce ressenti chez les détenus en prison, elle s’attarde sur l’analyse des facteurs de risques que sont les conditions de détention, la qualité de vie carcérale et les violences en milieu carcéral. Il ressort des résultats de cette étude que 76 % des détenus dont 91,4 % des prévenus de la Maison d’arrêt et de correction de Bouaké développent une souffrance psycho-sociale imputable à la mauvaise qualité de vie carcérale. Au regard de ces résultats, nous pouvons affirmer que l’objectif de cette étude a été atteint.

Ce travail de recherche qui s’inscrit dans la thématique de la prison, met en exergue les dysfonctionnements des milieux carcéraux en Afrique et particulièrement en Côte d’Ivoire. Les résultats s’appuient sur la question de la déshumanisation des prisons à travers l’inexistence d’une prise en charge psycho-sociale des détenus. Plusieurs études s’intéressant au milieu carcéral confirment les résultats de cette recherche. Les études de Laurencin (2012) en s’intéressant aux conditions de vie carcérale et leur impact sur la souffrance psychique des détenus, confirment les résultats de cette recherche. Lesquels attestent que les premiers signes de la détresse psychologique chez les détenus se ressentent déjà dès leur entrée en prison. Ainsi, ce sont la peur, l’anxiété et la dépression matinale qui surviennent immédiatement dans les premiers moments de la détention.

Un auteur comme Tagini (2009) s’intéresse à l’impact des conditions de détention sur les détenus en situation de détention préventive. Son étude apporte du crédit aux résultats de notre recherche en ce sens que les constats qu’il évoque dans ses recherches confirment nos résultats dans la mesure où il apparaît que les détenus en détention préventive sont plus affectés que les condamnés notamment à travers la dévalorisation de leur estime de soi.

Quant à Cugno (2012) et Decisier (2006) en insistant, dans leurs différentes études, sur la question de l’humanisation des prisons, ils démontrent que la prise en charge psycho-sociale est déterminante dans la lutte contre la souffrance psycho-sociale des détenus. Ainsi ces études viennent authentifier des résultats de notre étude sur la quasi-absence de prise en charge psycho-sociale des détenus de la MAC de Bouaké. Concernant la précarité sociale vécue par les détenus en milieu carcéral ivoirien et développé dans cette étude à travers la mauvaise qualité de l’alimentation, l’inexistence de droits, la mauvaise literie et l’absence d’activités, Singh-Pauliat (2005), Touraut (2012) et Zady (2014) confirment ces résultats en montrant que la prison renforce cette précarité sociale car les détenus privés de tous, sont davantage fragilisés psychologiquement et socialement.

Notons qu’au-delà de la valeur scientifique de cette étude qui n’est pas exhaustive, elle présente quelques limites notamment au niveau de l’échantillon d’enquête. En effet, le nombre de personnes constituant l’échantillon de l’enquête mérite d’être revu à la hausse afin de prendre en compte plus de détenus. Le temps accordé pour mener cette enquête n’étant suffisant, plusieurs détenus se sont montrés hostiles à ce travail. Autant de difficultés qui se sont dressées dans la réalisation de cette étude.

 

Propositions

L’analyse de la réalité carcérale ivoirienne, nous conduit à faire quelques propositions en vue d’humaniser les conditions de détention dans les prisons en Côte d’Ivoire.

Ainsi, il est urgent que l’Etat de Côte d’Ivoire apporte un soutien psychologique, affectif, moral aux détenus et veille à ce que l’accès aux services de base (santé, hygiène, diverses formes de loisirs) dans les prisons soit meilleur par le biais d’une véritable prise en charge psycho-sociale. Le soutien psychologique vise à faire comprendre aux détenus qu’il y a une vie après la prison et qu’il faut se reconstruire pour une véritable réinsertion sociale. En effet, depuis l’apparition de la pandémie à Coronavirus, les détenus au sein de cette prison à l’instar de toutes les prisons ivoiriennes, ne reçoivent aucune visite des proches. Il est également important de souligner qu’aucun psychologue pénitentiaire n’exerce dans les prisons ivoiriennes.

La surpopulation carcérale a une incidence majeure sur les conditions de détention ainsi, les conditions de logement et alimentaires précaires, dès nous souhaitons que l’Etat ivoirien mette l’accent sur l’accélération des procédures judiciaires notamment qu’il porte son attention d’une part sur les détentions provisoires abusives qui ont cours dans les prisons ivoiriennes et d’autre part sur la liberté conditionnelle afin de décongestionner les prisons.

Il faut rendre effective la prise en charge nutritionnelle des détenus en respectant les règles « Mandela ». L’Etat doit revoir à la hausse le budget de fonctionnement des prisons. Par exemple, le nombre et la qualité des repas doivent être revus. Il faudrait donner aux détenus trois repas par jour comme l’établissent les normes internationales pour maintenir leur bon état de santé.

Au plan éducatif, des cours d’alphabétisation sont nécessaires car le besoin s’en ressent chez les détenus. Au plan des activités, aucune activité formatrice et ludique n’existe dans cette prison au point que l’on assiste au développement d’incapacités de tous genres. La qualité de vie en milieu carcéral ivoirien et africain en général laisse entrevoir ce que pourrait être la perception des gardiens de prison pour leur travail.

 

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1 Données recueillies lors de l’enquête de terrain en 2021.

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