C’est une gageure de lancer une nouvelle revue, et surtout une revue universitaire. Elles sont déjà fort nombreuses au point que certains doutent de l’utilité de créer des titres supplémentaires. La difficulté est d’autant plus grande ici qu’elle porte sur un domaine relativement spécialisé de la recherche, celui de la criminologie, de l’histoire et du droit comparé. La plupart des grandes publications périodiques se concentrent sur de vastes champs d’investigation, correspondant aux institutions académiques classiques, tels le droit ou la sociologie. L’existence d’une UFR criminologie au sein de l’Université Félix Houphouët Boigny justifie la création d’une revue comme celle-ci. Elle dépasse le clivage traditionnel entre les sciences sociales et humaines. Elle n’entend pas se mettre au service d’une école ou d’une méthodologie. Les responsables souhaitent au contraire accueillir très largement, autour du thème de la criminologie, des auteurs ayant des approches diverses, en fonction de leur spécialité et de leurs intérêts. Tel est bien l’esprit qui préside aux travaux des deux institutions qui parrainent cette publication : le Laboratoire de recherche sécurité et société de l’Unité de formation et de recherche de criminologie (Université Félix Houphouët-Boigny) et l’Axe normes et droit comparé du Centre de recherches sur les sociétés et environnements en Méditerranée (Université de Perpignan Via Domitia).
L’appel à contributions qui a précédé ce premier numéro témoigne de ce souci d’ouverture sans aucune exclusive, ni disciplinaire, ni nationale. Les réponses ont été à la hauteur des attentes puisque, sans que ce critère ait présidé au choix des articles retenus, il se trouve que les cinq auteurs présents dans ces pages sont originaires de cinq Universités différentes, assez représentatives des établissements d’enseignement supérieur d’Afrique, en s’élargissant même, d’une certaine façon, au monde francophone. Les institutions universitaires représentées ici à travers leurs ressortissants sont, outre l’Université Félix Houphouët Boigny bien sûr, l’Université des sciences juridiques et politiques de Bamako, l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, l’Université Yaoundé II et, au-delà des rives de l’Afrique, en Europe, l’Université Toulouse I Capitole, présente à travers l’un de ses docteurs, actuellement en formation post-doctorale.
Le thème retenu pour ce premier numéro peut surprendre : « Conflits politiques et religieux en Afrique sub-sahélienne ». Il n’est pas au cœur des préoccupations des criminalistes modernes, plus centrés sur les formes actuelles de délinquance, telle qu’elle se développe dans le monde entier : urbaine, financière, environnementale… Le sujet s’est pourtant imposé dans la mesure où, sans que cela ait été présenté aux auteurs comme prioritaire, il s’est trouvé un nombre significatif de propositions portant sur ce nouveau défi lancé à l’Afrique, lié à une conflictualité multiforme qui tranche sur l’époque heureuse des civilisations courtoises précoloniales dont parle Aimé Césaire. On sait que le continent est actuellement déchiré en de multiples zones d’affrontements, particulièrement nombreuses en Afrique de l’ouest. Il ne s’agit pas ici de s’interroger sur les causes idéologiques de ces oppositions, ou sur la part de responsabilité imputable au poids du passé ou à des interventions étrangères, mais d’étudier les formes nouvelles de criminalité qui se développent du fait de cette conflictualité, les conséquences des affrontements sur les populations et les moyens de les protéger, les actions que peuvent déployer les pouvoirs publics pour résoudre ces problèmes, enfin les procédures permettant d’assurer autant que possible le respect des libertés publiques et de l’Etat de droit dans une ambiance qui leur est évidemment et par la force des choses peu favorable. La recherche universitaire ne peut rester indifférente face à de telles questions.
Elle se doit de se mobiliser pour apporter sa contribution scientifique dans un débat souvent dramatisé comme le sujet y incite, mais avec des arguments qui ne sont pas toujours placés, chez les uns et les autres, sous le signe de la bonne foi. Nous croyons, dans ces pages et sur des questions souvent très polémiques, voire tragiques, avoir su répondre aux exigences d’une objectivité académique qui n’impose ni la sérénité ni l’indifférence, impossibles sur de tels sujets mais qui justifie notre intervention sur ces champs d’étude.
Parmi les cinq articles qui composent ce recueil, les deux premiers traitent, comme cela a été évoqué, de la difficile conciliation entre d’une part un souci d’efficacité des méthodes pour imposer le retour à la paix ou pour sanctionner les crimes les plus graves et d’autre part la volonté de préserver les acquis de la démocratie, la défense des droits de l’homme et, comme cela a été évoqué, le respect de l’Etat de droit.
Sur ces questions, il ne faut pas se payer de mots : au-delà des grands débats d’idées, il s’agit de rendre compatibles la protection des droits de l’homme et l’organisation des activités policières dans la lutte contre le terrorisme. L’un des signataires de cette préface s’est employé relever le défi que constitue la recherche de cette compatibilité en Côte d’Ivoire, donc dans un pays qui se relève d’une crise d’une exceptionnelle gravité, avec des conséquences à la mesure de la place qu’occupe cette nation, notamment du point de vue économique, en Afrique de l’Ouest. Henry B. Yebouet décrit d’abord les menaces que le terrorisme fait peser sur les droits fondamentaux. Il se fonde notamment sur le rappel des circonstances qui ont présidé à l’attentat dont la cité balnéaire de Grand Bassam a été le théâtre en 2016. Il replace cet événement dans la succession des phases par lequel est passé le terrorisme dans le monde au cours du dernier demi-siècle : mouvement anticapitaliste d’abord avec des organisations comme Action directe, puis revendication indépendantiste qu’expriment l’IRA ou l’ETA par exemple, enfin et actuellement protestation islamiste. Il dénonce l’ambiance de terreur et le sentiment d’insécurité que de telles actions entendent imposer, ce qui peut servir à justifier nombre de mesures de rigueur. Il est donc particulièrement nécessaire de trouver un équilibre entre le respect des libertés publiques et les mesures à prendre en matière de police ainsi que de justice. Pour ce qui est des libertés, « dans un contexte particulier de crainte et de traumatisme ambiant, des entorses sont tolérées » C’est bien le danger : il faut cesser « de considérer les activités policières et les droits de l’homme inconciliables ou irréconciliables dans un contexte de lutte contre le terrorisme ». Le défi est de taille.
L’article de Samba Thiam adopte un angle différent pour rechercher comment rendre compatible la dénonciation des crimes liés aux conflits politiques et la préservation des garanties fondamentales, en l’occurrence les droits de la défense. C’est ce qu’il étudie à travers un événement dont les grands médias internationaux se sont fait l’écho : celui du procès d’Hissène Habré, ancien président de la République du Tchad, poursuivi pour crimes contre l’humanité, viols, exécutions, esclavage et enlèvements. Les débats qui s’ouvrent à Dakar en 2015 devant les Chambres africaines extraordinaires puis qui, par le biais de l’appel, se prolongent jusqu’en 2017, se concluent par une condamnation à la prison à perpétuité. Les rebondissements judiciaires de cette affaire qui a démarré avec une demande d’arrestation délivrée par la justice belge en 2005, suscitent bien des polémiques dans les opinions publiques, au sein de la classe politique et parmi les juristes. Il faut donc savoir gré à Samba Thiam d’avoir osé se confronter à la question du respect des prérogatives du barreau dans le cadre de ce procès, problème compliqué par la violence des passions qu’il suscite et par la complexité des difficultés juridiques qu’il soulève. Il se lance dans cette étude avec l’autorité que lui vaut son titre de professeur agrégé de droit et avec la connaissance dans l’appréciation des dossiers que lui assure sa qualité d’avocat à la Cour, d’autant que l’on sait que la défense des droits humains constitue l’une des orientations de son activité. Il se meut avec aisance dans le labyrinthe de la procédure pénale. Il dénonce toutes les irrégularités que l’on peut débusquer, les approximations et jusqu’aux erreurs de qualification. Il reconnaît que l’attitude de l’accusé, refusant de participer à sa défense, n’a pas facilité le travail de ses avocats. Il mêle heureusement dans ses développements l’incontestable compétence de l’universitaire et l’expérience du praticien. Au surplus, il puise dans ces deux titres une grande liberté de pensée, de parole et d’écriture qui n’étonne pas ceux qui le connaissent.
Les trois articles suivants portent sur les politiques mises en œuvre par la communauté internationale et par les Etats pour faire face à la criminalité imputable aux conflits politiques et religieux qui menacent, et parfois ébranlent leurs pays.
De ce point de vue, Yamadou Camara analyse les mesures prises, au titre du droit international humanitaire, en faveur des personnes vulnérables menacés par les conflits armés. Comme pour toutes les contributions publiées ici, l’auteur ne se borne pas à énumérer des textes et à analyser des prescriptions, il en recherche les modalités d’application, en l’occurrence en Côte d’Ivoire et au Mali, comparaison judicieuse par rapport à notre thème général puisque ces deux pays ont été victimes l’un d’une guerre civile à dominante politique, l’autre d’agressions en grande partie d’origine religieuse. L’introduction décrit une réalité particulièrement tragique, marquée par les traitements souvent inhumains imposés aux femmes et aux enfants : enlèvements, séquestrations, agressions de toutes sortes notamment sexuelles, mariages forcées imposées aux femmes et participation aux combats obligatoire pour les enfants. Les statistiques sont accablantes et révèlent l’ampleur du phénomène. Les textes internationaux sont nombreux. Parmi les plus importants, à caractère fondateur, figurent les quatre conventions de Genève de 1949 qui s’efforcent de limiter les conséquences des guerres tant sur ceux qui ne participent pas aux conflits (civils, personnels sanitaires…) que ceux qui ne prennent plus part aux combats (blessés, malades, prisonniers…). S’y ajoutent des protocoles additionnels ainsi que des résolutions émanant du Conseil de sécurité, remontant à 2000 et 2008. S’appliquent aussi plusieurs conventions sur les droits de la femme ou de l’enfant. Il y a enfin les textes régionaux, émanant notamment de l’Union africaine. Reste à déterminer l’effectivité de tous ces documents et Yamadou Camara en montre les limites, tant d’un point de vue juridique que pratique. Il souhaite une redynamisation de la protection des personnes vulnérables ce qui passe par plusieurs propositions de réformes, entre autres pour un renforcement de la protection des personnes vulnérables, pour une meilleure coordination du rôle des acteurs, pour la création de commissions nationales de mise en œuvre du droit humanitaire… Ces suggestions concluent utilement son propos.
Autre moyen à mettre en œuvre pour lutter contre les conflits politiques et religieux en Afrique : les obstacles au terrorisme frontalier. Patrick Abou Sène Kabou leur consacre son article. Il décrit de façon détaillée les techniques de constitution des réseaux islamistes, les procédures de recrutement, les rémunérations et les chaînes de commandement, en distinguant les particularités de ces mouvements en Allemagne, en Belgique, en Espagne et en France et en comparant avec la situation en Afrique. Il explique les modes de combats contre les katibas qui constituent les unités combattantes opérationnelles, à la fois camps d’entraînement, points de départ des attentats, forces de frappe et lieux de repli. Cette présentation des mouvements terroristes précède la description des efforts déployés pour le contrôle des frontières. C’est l’occasion de dénoncer le caractère artificiel de ces dernières, héritées de la colonisation, ce qui nourrit la mise en place de groupes armés, installés dans des pays différents et au services de causes séparatistes et radicales. Les mouvements terroristes s’appuient sur les trafics de drogue, l’argument religieux étant récupéré par des délinquants qui l’utilisent pour justifier leur combat. Ils trouvent dans une jeunesse inquiète et vulnérable des espaces de recrutement aisé. Le recours à la sécurité qui constitue la première obligation de l’Etat, passe par un maillage administratif plus serré, en faisant disparaître les zones d’où l’administration est absente. Les mécanismes institutionnels de prévention du terrorisme frontalier passent par la traque des réseaux de trafic de drogue et par le blocage des réseaux de financement et d’entretien des bastions terroristes. L’auteur ne se borne donc pas à décrire et à évaluer, il propose et c’est heureux.
Pour ce qui est du Cameroun, Edouard Epiphane Yogo décrit les efforts des pouvoirs publics pour obtenir un appui international dans leur lutte contre Boko Aram. C’est à partir du sommet de Paris que cette politique s’est déployée. Cette réunion internationale a réuni sous la présidence de François Hollande, les cinq chefs d’Etat concernés par Boko Aram -le Bénin, le Cameroun, le Niger, le Nigeria et le Tchad- avec des représentants des Etats-Unis, de l’Union européenne, de la Grande-Bretagne et de diverses institutions internationales et financières. Un plan d’action globale a été conçu contre cette forme de terrorisme. Les diplomates camerounais ont ensuite participé à plusieurs réunions ministérielles sur le même thème à Londres, Washington, Abuja et Niamey. Ils ont obtenu des aides en matériels militaires, des contributions financières et la présence de contingents étrangers dans des buts de surveillance et de collecte de renseignements. Le Cameroun participe aux travaux de la Commission du Bassin du Lac Tchad pour l’orientation des mesures de sécurité. L’objectif de tous ces efforts est évidemment d’améliorer les mesures contre le terrorisme mais aussi de légitimer l’emploi de la force. Dans un pays menacé par les divisions internes, il s’agit d’affirmer l’autorité du chef de l’Etat dans la prise des décisions stratégiques pour la nation. C’est un moyen de préserver l’unité nationale et de renforcer la loyauté entre l’Etat et la nation. Il s’agit d’affirmer la défense de l’intégrité territoriale et la légitime défense. Le diagnostic d’Edouard Epiphane Yogo est sans illusion : cette coopération internationale sert de « paravent pour faciliter l’ancrage des logiques de domination et surtout de légitimation de l’internationale occidentale dans les politiques de reconstruction ». Il s’agit rien de moins que de renforcer le consensus national en désignant solennellement l’ennemi à combattre…
La création d’une revue, c’est un peu une naissance. Les géniteurs se pressent autour du nouveau-né, en lui souhaitant toute la longévité possible et même qu’il leur survive. Trop de périodiques lancés à grand bruit ne vont pas au-delà du numéro un ou deux. Il aurait été plus facile de publier un ouvrage isolé sur les criminalités dans le cadre des conflits en Europe de l’Ouest plutôt que d’annoncer une nouvelle publication périodique qui doit répondre à une première exigence, celle de la périodicité, dure et exaltante obligation. Une telle démarche témoigne d’un optimisme, d’une confiance dans l’avenir à laquelle l’époque actuelle n’incite pas forcément. On sait que les institutions universitaires n’ont pas été épargnées par les affrontements qui déchirent l’Afrique depuis plusieurs années. Parfois même elles ont été au cœur des combats, enjeux plutôt que refuges. D’un autre côté, les promesses d’articles d’ores et déjà engrangées incitent à croire à la pérennité de notre initiative d’autant que les engagements de ceux qui ont répondu à notre appel nous commandent de ne pas les décevoir. Une publication comme celle que nous proposons aujourd’hui à la communauté universitaire se juge sur plusieurs numéros et c’est dans cet esprit que nous la lui soumettons.