N°4 / Violences contemporaines : la prison en question en Afrique de l'Ouest

Préface

Christophe Juhel, Doyen Honoraire, Responsable De L'axe Normes Et Droit Comparé Du Centre De Recherches Sur Les Sociétés Et Environnements En Méditerrannée (Cresem) Ur 7397, Université De Perpignan Via Domitia, Yacouba Ballo, Vice-Doyen Chargé De La Recherche, Ufr Crimonologie, Université Félix Houphouët-Boigny De Cocody Adibjan (Côte D'ivoire)

Résumé

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La préface du nouveau numéro d’une revue peut être d’abord l’occasion d’en constater la plus ou moins bonne santé. De fait, la revue Crimen, créée en 2020, demeure actuellement dans sa phase ascendante comme en témoigne, pour s’en tenir à ce seul indice, le fait que le nombre d’articles publiés augmente régulièrement : cinq dans le premier numéro, six dans le second, huit dans le suivant, neuf dans celui-ci. Ces chiffres ne résultent pas d’une vaine quête en vue d’arriver au nombre maximum. Il a été atteint sans rien sacrifier à la qualité des contributions. Il est le résultat du travail conduit simultanément par deux équipes, de part et d’autre de la Méditerranée : à Abidjan bien sûr et pour la part la plus importante des textes présentés ici mais aussi à Perpignan pour des recherches qui concernent toutes la science criminelle en Afrique et qui sont conduites par les étudiants qui choisissent l’Europe pour préparer leur sujet de thèse. Il n’y a pas de statistiques exhaustives sur le nombre total d’articles adressées aux responsables de la revue pour constituer ce numéro. En l’occurrence, on ne sait la proportion des rejets, des approfondissements demandés, des réécritures souhaitées mais l’on devine, dans ce numéro le résultat d’un travail collectif conduit de façon convergente par les jeunes collègues soucieux de constituer leur bibliographie, avec l’aide du corps professoral de l’UFR Criminologie de l’Université Félix Houphouët-Boigny, composante désormais et heureusement dotée d’un doyen qui prend la suite du doyen Yebouet auquel nous pouvons ainsi rendre un nouvel hommage, notamment comme fondateur de la revue. Les membres du comité scientifique sont dans la ligne du projet qu’il a élaboré il y a cinq ans. Ils s’impliquent dans la relecture des articles retenus.

La diversité des thèmes traités reflète la multiplicité des sujets relevant de la science criminelle. Elle en exprime la richesse. Elle trahit surtout les aspérités de notre temps. L’on ne doit pas rechercher, dans les pages qui suivent, et sans que ce soit le résultat d’une décision du comité de lecture, une méditation générale sur l’un des grands thèmes qui agitent depuis toujours le monde des pénalistes, telle la suppression de la peine de mort ou la fonction réhabilitatrice de la sanction. L’époque est malheureusement traversée par de nombreuses causes de conflits qui se sont développées sur des espaces de réflexion que l’on croyait épargnés par de tels périls, avec des implications en matière politique, sociale, économique et même religieuse. A lire la table des matières de nos numéros, l’on retrouve les grandes polémiques et les principaux thèmes d’affrontements qui ont marqué ces dernières années et pour lesquels la science criminelle a été convoquée ici pour tenter d’apporter ses solutions. Ce numéro apporte sa contribution à la liste des oppositions qui ont divisé et parfois ensanglanté les sociétés africaines. Il faut savoir gré aux auteurs de n’avoir pas hésité à se confronter à ces thèmes compliqués, quelquefois douloureux et auxquels ni la sociologie, ni le droit ne sauraient apporter de réponses définitives mais qui peuvent y contribuer.

On retrouve donc des thèmes déjà traités dans cette revue, les années précédentes. Ainsi, le statut des enfants demeure une question prioritaire. Très abondamment présent dans le précédent numéro, il est repris ici par le biais des violences infligées aux plus vulnérables (article de Marc Ounnebo). Les manifestations de violences sont multiples : abandon, violences physiques, psychologiques ou encore sexuelles, négligences, mariages forcées, mutilations génitales… Les facteurs de risques sont également divers : famille de grande taille, monoparentalité, violence conjugale, faible soutien social, déficience mentale chez un parent, toxicomanie… Les conséquences peuvent être graves, y compris d’ordre psychologique, physique et social. La conclusion est partiellement encourageante : la prévention est possible.

Les problèmes que pose l’état des prisons sont connus, ce qui ne veut pas dire résolus. C’est la Maison d’arrêt et de correction de Bouaké qui sert d’espace d’observation des principales difficultés rencontrées non seulement par les prisonniers mais également par l’administration pénitentiaire, dans un rapport de craintes réciproques (article de Casimir Zady). L’étude ne se borne pas à ajouter un inventaire supplémentaire à la masse des rapports consacrés au délabrement des établissements de détention, aux conditions de vie précaire imposées aux détenus et aux affrontements internes qui viennent aggraver une situation de toute façon très pénible avec des phénomènes de rackett et de persécutions imposés par les plus forts aux plus faibles. L’article s’ouvre par une intéressante synthèse des études doctrinales déjà conduites à partir d’enquêtes sur les souffrances ressenties par les prisonniers. C’est ensuite à partir de la situation à Bouaké que sont traités les divers traumatismes avec une place importante à juste titre reconnue aux problèmes psychologiques.

Egalement pour ce qui est de l’incarcération mais de façon si l’on peut dire, plus anecdotique, figure une enquête sur les moyens déployés par les prévenus pour échapper à la prison, c’est-à-dire pour éviter d’être arrêté et conduit en cellule (article de Konan Georges Gaulithy, Aka Célestin Aboudou et Salia René Sahi). S’il n’y a rien de plus naturel, en cas de poursuite, que de vouloir échapper à l’emprisonnement, il peut être intéressant de se pencher sur cette étape de la procédure criminelle qui est celle des premiers temps de l’investigation, pour caractériser et qualifier les faits, pour déterminer les responsabilités. Elle fournit l’occasion de rappeler le rôle complémentaire et parfois concurrent du procureur de la République et de l’officier de police judiciaire, avec leur intervention à des moments différents de l’enquête mais généralement décisifs pour prononcer ou non à une arrestation. L’évitement de la prison passe le plus souvent par un accord avec la victime, sous la forme d’une compensation financière négociée par l’avocat. Pour autant le parquet demeure maître du jeu et de décider de poursuivre malgré tout. C’est ici que des mécanismes plus compliqués peuvent jouer. Les auteurs ne le dissimulent pas. Des réseaux d’influences sont susceptibles de jouer un rôle. Des moyens de pression plus ou moins avouables se manifestent parfois. Il appartient au droit d’empêcher l’impunité des puissants.

Autre institution génératrice de problèmes criminels mais qui peuvent paraître anecdotiques compte tenu d’enjeux financiers réduits : les tontines (article de Josselin Wilfred Azi). Il s’agit d’une technique traditionnelle permettant aux mères de famille de réaliser une petite activité financière : un groupe d’entre elles s’engage à verser régulièrement une petite somme qu’elles laissent s’accumuler jusqu’à ce que l’une d’entre elles aient un besoin inhabituel ou une opportunité de petit investissement. Ce mécanisme présente le double avantage de favoriser une petite épargne familiale et de donner une plus grande autonomie à la femme. Le système fonctionne bien tant qu’il est fondé sur une forte solidarité de voisinage, avec un solide contrôle social qui va jusqu’à l’ostracisme contre celle qui a trahi la confiance du groupe. La tentation de réaliser des opérations entre personnes se connaissant moins et se contrôlant peu, notamment lorsque le moyen de communication est l’internet, risque de laisser se développer des pratiques relevant de l’escroquerie avec intervention d’étrangers qui disparaissent sans tenir leurs engagements.

La politique joue également un rôle dans ces formes de violence plus ou moins nouvelles qui se développent en Afrique et qui révèlent une société en fortes tensions. Près de la moitié des articles de ce numéro de Crimen relèvent de cette logique, avec, d’abord, un travail sur le développement de l’insécurité en période électorale, fondé sur des observations conduites dans une ville située un peu au nord d’Abidjan, Divo (article de Raymond Nébi Bazare, Gbalawoulou Dali Dalougou et Aguiri Denis Adou). La première investigation porte évidemment sur les causes qui expliquent l’aggravation des violences en relation avec le calendrier politique ce qui fournit l’opportunité d’interroger des auteurs comme Bourdieu et ses travaux sur l’insécurité urbaine rattachée au « champ politique ». Les formes de criminalité qui se développent pendant ces périodes électorales présentent des spécificités. Une partie d’entre elles sont regardées par la population comme peu graves, passagères, relevant d’un dysfonctionnement social et ne suscitant donc pas une réaction sociale sérieuse. D’autres visent des objectifs très ciblés (domiciles, voitures…) et sont directement liées aux élections. D’autres enfin sont la conséquence de l’oisiveté des jeunes qui nourrit la petite et moyenne délinquance. Ce sont les violences contre les personnes qui constituent les phénomènes de peur les plus graves.

Le rôle de l’opinion publique et de l’image qu’elle se fait des désordres ne doit pas être négligé. Il y a la réalité des intentions de violence chez les divers intervenants dans le débat politique et d’abord électoral. Il y a l’évaluation de la volonté de chacun d’en découdre. Il y a enfin les représentations sociales que s’en font les populations, notamment dans leur image du rôle de la police (article de Yao Kouakou Daniel). Intuitivement, on devine que les préjugés à l’encontre de la police, héritage de dizaines d’années de manifestations dispersées brutalement, se traduisent par une tendance à rechercher les affrontements. Un travail d’enquêtes très minutieuses, fondé sur l’étude du vocabulaire utilisé et sur les termes employés à l’égard de la police montre des représentations « saturées d’items à connotation dévalorisante » : corruption, abus de pouvoir, racket, désorganisation, incompétence, bavure, crimes, lenteurs, manipulations… Evidemment, les résultats sont variables selon les catégories scrutées et même si, partout, les réactions de rejet sont les plus nombreuses. D’une façon générale, les périodes électorales sont accueillies avec appréhensions par la population, avec des affrontements dans lesquels la police a sa part de responsabilités. D’une façon générale, les forces de l’ordre sont toujours soupçonnées, dans le cadre des opérations électorales, de favoriser le pouvoir en place.

Les périodes électorales sont particulièrement propices au développement des confrontations violentes avec l’armée et la police. Si le retour à l’ordre est nécessaire, il ne peut pas se dérouler dans n’importe quelles conditions ce qui conduit à s’interroger sur l’exigence d’une proportionnalité souvent réclamée mais pas toujours respectée entre la répression du terrorisme et la protection des droits humains. Au Mali, plusieurs lois encadrent les conditions de la lutte pour la préservation de la paix publique : loi de 2008 portant répression du terrorisme, loi de 2010 contre le financement du terrorisme, loi de 2013 portant modification du Code pénal, loi de 2016 contre le blanchiment de capitaux… (article de Seydou Mallet et Bouréma Kansaye). Les auteurs posent un diagnostic sans complaisance sur ces textes. Ils dénoncent tout ce qui leur paraît menaçant pour les droits de l’homme. Ils déplorent une définition du terrorisme fondée non sur une formule synthétique mais sur l’énumération de faits relevant d’une logique d’attaque des biens publics ou privés, d’intimidation, de perturbation des services publics, de déclenchement d’une insurrection générale, donc constituant une définition d’interprétation large… Ils constatent l’extension abusive des incriminations terroristes. L’ambiguïté des règles de procédure est source d’arbitraire, notamment du fait des règles en matière de garde à vue et de perquisition. De nombreuses entorses à un procès équitable aboutissent à empêcher la mise en œuvre équilibrée des exigences résultant des droits de la société et de ceux du délinquant. Il n’est jusqu’au principe de présomption d’innocence qui ne soit contesté. Finalement une notion apparaît, ambiguë mais parfois nécessaire, celle de « droit pénal de l’ennemi ».

Il y a les moments où la montée de violence réclame des mesures spécifiques. Il est aussi des zones plus exposées que d’autres, telles les régions de Bounkani, Tchologo, Folon et du Poro. Cet espace semble particulièrement vulnérable dans la mesure où l’activisme djihadistes y opère une reconfiguration de son centre de gravité avec, parfois, mobilisation de l’ethnicité. L’Etat ivoirien a donc décidé, par un arrêté de 2019, d’y créer des comités départementaux de sécurité, dotés de cellules civilo-militaires. Ce sont ces cellules (CCM) qu’un groupe de chercheurs de l’Université Félix-Houphouët-Boigny a étudié (article de Kouakou Daniel Yao, Kouakou Rodolphe Menzan et Bakary Ouattara) pour évaluer leur capacité à faire face à l’extrémisme violent de la zone. Le diagnostic ne se présente pas sous la forme d’une évaluation globale des forces et des faiblesses de ce dispositif mais débouche sur une appréciation nuancée de chacune des zones étudiées. Dans certaines d’entre elles ce sont les méfiances inter ethniques qui posent problèmes, ainsi avec les peulhs de Téhini. A Bouna, chef-lieu de la région de Zanzan, les problèmes principaux résultent de l’orpaillage clandestin, des conflits entre agriculteurs et éleveurs, des différends ethniques et fonciers, etc. Pour ce qui est de la ville de Kong, elle est fragilisée par les tensions socio-politiques… Etc. L’article se termine par d’utiles recommandations pour surmonter ce que les auteurs présentent, avec une formule d’un élégant euphémisme, comme des « vulnérabilités ».

La diversité de ces neuf articles ne doit pas induire en erreur. Il est, entre toutes ces contributions, un élément commun qui tient à l’unité et à la rigueur scientifiques de la méthode utilisée. Dans les textes publiés ici, la part consacrée aux questions épistémologiques est importante : présentation des thèmes traités, délimitation des notions utilisées avec leur définition précise, délimitation de l’échantillon étudiée, justification de sa taille et de sa composition, aspects faisant l’objet d’une investigation précise… Il ne s’agit pas de se contenter de raisonner sur les formes de criminalité et sur les sanctions encourues. C’est un minutieux travail d’enquête auquel se livrent la plupart des auteurs. Il ne suffit pas de décrire les phénomènes de violence, il convient d’expliquer en tenant compte de l’environnement et de son influence sur les réactions des uns et des autres. Des développements sur les solutions susceptibles d’être mises en œuvre pour en finir avec les habitudes délictueuses ou criminelles, concluent souvent la contribution. Elle ne se veut donc pas seulement scientifiquement impeccable mais aussi utile au point de vue pratique et pouvant être utilisée par le législateur et les responsables du maintien de l’ordre. Ce numéro de Crimen est sans doute le plus soigneux du point de vue de la rigueur scientifique.

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Analyse criminologique du phénomène des tontines à Abidjan

Josselin Wilfred Azi, Ufr Criminologie, Université Félixhouphouët Boigny, Abidjan, Côte D’ivoire

Les tontines sont des modèles d’épargnes très prisés par la gent féminine en général en Côte d’Ivoire. Cette pratique qui se déroule maintenant sur internet est devenue l’un des moyens par lequel les cybercriminels arnaquent leurs victimes. Cette étude a donc pour objectif de montrer les abus qui ont lieu par le truchement de la tontine. La méthodologie est basée sur l’observation, l’étude documentaire et l’entretien auprès des populations. A l’aide de la méthode qualitative, les résultats ont mis en...

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