N°3 / Insécurité urbaine et protection des mineurs en Afrique de l'Ouest

Impacts économiques de la délinquance financière

état de la menace liée aux pratiques usuraires en Côte d'Ivoire

Yacouba Ballo, Vice-Doyen Chargé De La Recherche, Ufr Crimonologie, Université Félix Houphouët-Boigny De Cocody Adibjan (Côte D'ivoire), Ghiskain Rodolphe N'guessan, Docteur En Criminologie, Laboratoire D'étude Et De Prévention En Psychoéducation, Abidjan (Côte D'ivoire)

Résumé

Cette étude a pour objectif de décrire les impacts économiques des pratiques usuraires en Côte d’Ivoire. Pour ce faire, un référentiel théorique a été construit autour de l’approche monétaire de Tanzi. Une étude documentaire et des entretiens avec 85 personnes ont été réalisés au Plateau à Abidjan. Les données recueillies ont été analysées et traitées au plan qualitatif et quantitatif. Les résultats montrent que les pratiques usuraires favorisent l’enrichissement illicite des usuriers, occasionnent un risque d’accroissement des créances en souffrance au sein des banques commerciales, et diminuent la productivité globale de l'économie, privant ainsi l’État de ressources indispensables au financement des dépenses de développement.

Abstract: The aim of this study is to describe the economic impacts of usury practices in Côte d'Ivoire. To this end, a theoretical framework was built around Tanzi's monetary approach. A documentary study and interviews with 85 people were conducted in Plateau, Abidjan. The data collected was analysed and processed both qualitatively and quantitatively. The results show that loan-sharking practices promote the illicit enrichment of loan sharks, cause an increase in outstanding debts in commercial banks, and reduce the overall productivity of the economy, thus depriving the State of resources that are essential for financing development expenditure.

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I. Introduction

La délinquance, sous ses formes diverses, est une préoccupation universelle. Depuis les pouvoirs publics, les médias, les chercheurs, en passant par les populations locales, les formes de délinquance occupent le devant de la scène, alimentées par des images de violences (Echeverria, 2010). Cette criminalité qui se manifeste par des agressions mortelles ou non, contribue à accroître le nombre de décès prématurés, le nombre de traumatismes et, par conséquent, le niveau d’insécurité dans la plupart des grandes villes des pays en développement (Marguerat, 1999 ; Gimenez & Blatier, 2007 ; Crizoa, 2019).

S’il ne fait aucun doute que le débat sur la délinquance attire l’attention d’un nombre croissant d’observateurs, force est cependant de noter que les auteurs semblent plus s’intéresser aux actes délictueux teintés de violence, au détriment des formes de délinquance non-violentes, dont la délinquance financière. Selon Lynch, Gurrin et Fenwick (2004), entre 1993 et 1997, dans huit revues criminologiques de référence, il n'y a en moyenne que 3,6 % des articles qui sont consacrés à la criminalité économique au sens large du terme. Dans la seule Revue canadienne de criminologie, cette proportion est de 1,1 %. Alors, même s'il n'est pas rare que la presse traite de cas de crimes financiers, les travaux sur cette catégorie de délinquance sont peu nombreux, et les rares données disponibles dépassent à peine les analyses juridiques ou criminalistiques. Pourtant, la délinquance financière, quoique moins perceptibles, affectent autant la société que l’ensemble des actes délictueux qui, quotidiennement, troublent l’ordre public. Queloz (2002) soutient que ce phénomène criminel porte atteinte à la crédibilité et à la sécurité de certains secteurs d’activités économiques, voire de l’ordre économique et financier dans son ensemble. Elle provoque des dommages considérables, non seulement sur un plan strictement patrimonial, mais également à divers niveaux économiques et sociaux (Fortin, 2002). En France, par exemple, la délinquance financière a généré en 2012, un coût direct et indirect de vingt milliards d’euros, incluant les préjudices financiers et moraux des victimes, mais également le coût supporté par la collectivité, en termes de dépenses publiques et privées de sécurité (Bichot, 2012). Selon le Conseil national de l’information statistique français (CNSI, 2017), le travail au "noir" a des effets néfastes sur les finances publiques, sur la garantie d’une concurrence loyale entre les acteurs économiques et sur la cohésion sociale. Cette situation est inquiétante, car, en faussant la concurrence et en pesant sur les recettes de l’État, la délinquance financière constitue une menace pour les marchés financiers, et un frein pour le développement économique (Bazzy, 2020). Ces travaux tendent à apporter la preuve que la délinquance financière affecte la société au même titre que la délinquance teintée de violence, et d’apparente victime directe. Les agressions physiques ou verbales ne constituent donc pas les principaux phénomènes de délinquance. Opadou (2009) invite d’ailleurs, à un dépassement des formes classiques de délinquance urbaine (vols, agressions…). L’auteur propose une stratégie de prévention situationnelle « intégrée » qui prend en compte, toutes les formes d’incivilités (vandalisme, trafic et consommation de drogues, graffitis, mendicité agressive, etc.). À sa suite, et dans le cadre de cette étude, nous proposons un dépassement du cadre traditionnel et émotionnel de la délinquance, en l’étendant aux actes de délinquance financière, notamment des pratiques usuraires.

Définie comme l’ensemble des activités de distribution et de service impliquant des échanges marchands réalisés en violation de la loi, la délinquance financière est une préoccupation universelle qui touche autant les pays les plus développés, les moins développés, que les plus pauvres. Bien que sa nature, son degré et son étendue diffèrent d’un pays à l’autre, cette forme de criminalité n'est pas nouvelle et la combattre n'est pas une chose facile, car les crimes financiers se réalisent par des moyens et des méthodes d'action qui ne font appel ni à la force physique, ni à la violence, mais plutôt à des procédés astucieux ou frauduleux, et même à des abus de pouvoir ou d'achat de voix (Magagi, 2008). Traiter des pratiques usuraires, c'est alors consentir à porter l’attention, sur une autre catégorie de délinquants que celle qui suscite, dans la société, toute la gamme des sentiments de réprobation. C'est se préoccuper d'autres délinquants que ceux qui inspirent aux criminologues cliniciens ou autres professionnels de l'intervention, leurs désirs d'aider, de soigner, de socialiser, de réintégrer, bref de traiter.

En parcourant la littérature, on se rend compte que les pratiques usuraires sont à l’origine de nombreux drames humains et sociaux (Lapidus, 1992 ; Droy, 1993 ; Ege, 1996 ; Goetzmann & Rouwenhorst, 2005 ; Houriez, 2011). Si les prescriptions à leur sujet ont varié au cours de l’histoire, ces actes de délinquance financière font toujours partie de la vie économique des peuples, avec leurs lots de conséquences néfastes sur la société et la sécurité intérieure des États.

En Côte d’Ivoire, notamment à Abidjan sa capitale économique, l’opinion publique et la presse relèvent des anxiétés relatives aux pratiques douteuses des usuriers, dont des prêts à des taux d’intérêts usuraires1, de l’ordre de 100 à 400 %, une déclaration insuffisante des modalités contractuelles, des modes de recouvrement injustes et un surendettement des contractants, dont de nombreux fonctionnaires (N’guessan, 2015). Selon la paierie générale du trésor (PGT, 2018), de 2012 à 2018, environ 4 143 fonctionnaires font objet de précompte au profit des maisons de vente à tempérament et croupissent sous le poids des dettes contractées (ce chiffre pourrait avoir augmenté à ce jour). S’il est ainsi indéniable que les pratiques usuraires causent assez de torts aux victimes directes, les effets de ce phénomène criminel sur les finances publiques restent toutefois méconnus et ne semblent pas encore avoir fait l’objet d’un intérêt singulier au niveau des sciences sociales.

Ce travail qui s’inscrit dans la problématique de la délinquance financière, vise à décrire les impacts économiques des pratiques usuraires en Côte d’Ivoire.

La délinquance financière est, par nature, un phénomène difficile à mesurer. Il n’est donc pas étonnant de constater que les estimations des impacts économiques des activités illégales varient selon la méthode retenue. Cependant, ces deux dernières décennies, des progrès ont été réalisés et plusieurs méthodes ont été proposées. Le référentiel théorique retenu dans cette étude se rapporte ainsi, à l’approche monétaire de Tanzi, qui évalue les conséquences économiques du crime, à partir des traces laissées dans l'économie par les activités cachées (Tarik, 2013). Cette approche suppose que les transactions générées par le crime financier s’effectuent généralement au comptant. L'estimation de l’impact économique du crime se fonde alors, sur l’écart entre les montants des revenus et dépenses qui ressortent des statistiques de comptabilité nationale ou des données individuelles.

 

II. Méthodologie

A. Site et participants à l’enquête

L’étude s’est déroulée au Plateau, le quartier des affaires de la ville d’Abidjan, capitale économique de la Côte d’Ivoire, durant une période de trois mois. Ce site a été retenu comme terrain d’étude, car il est le centre de l'appareil politico-administratif et financier de ce pays. Il concentre alors, l’essentiel des catégories sociales que nous souhaitons interroger.

Les participants à l’enquête appartiennent à différentes catégories sociales susceptibles d’éclairer l’objet. Il s’agit des fonctionnaires victimes d’usuriers (36), des fonctionnaires non-victimes d’usuriers (36), d’acteurs institutionnels chargés de la paie des fonctionnaires et appartenant essentiellement à la paierie générale du trésor public (PGT) (7), et d’usuriers (6). C’est donc au total, quatre-vingt-cinq (85) personnes qui ont répondu à nos préoccupations. Le choix de l’échantillon d’enquête s’est fait sur la base du choix raisonné.

 

B. Techniques et outils de recueil des données

Les données ont été recueillies par étude documentaire et entretien semi-directif. L’étude documentaire a permis d’avoir, à partir des statistiques de comptabilité nationale, des informations sur les montants des précomptes destinées aux usuriers, ainsi que leurs impacts économiques. Les guides d'entretien ont quant à eux, invité les enquêtés à s’exprimer —en fonction de leurs expériences— d’une part, sur les questions opérationnelles et statistiques liées au traitement salarial des fonctionnaires en général, et des fonctionnaires précomptés pour fait d’achat de marchandises à tempérament, en particulier. Et d’autre part, sur les conséquences économiques des pratiques usuraires pour les victimes directes, les banques et l’État.

 

C. Méthodes d’analyse et de traitement des données

L’étude a eu recours aux méthodes d’analyses quantitative et qualitative. Au plan quantitatif, le logiciel Excel 2013 a permis, à partir du fichier des précomptes —pour motif d’achat de marchandises à tempérament— de la paierie générale du Trésor (PGT), de rendre compte de la distribution des observations, sous l’angle de statistiques descriptives. Au plan qualitatif, l’analyse de contenu a été mobilisée sur les signifiants les plus fréquemment évoqués par les enquêtés. Ce sont essentiellement, les complicités publiques et privées des usuriers, les risques liés à l’utilisation de sociétés-écrans par les usuriers, l’impact de l’évolution des créances bancaires des victimes d’usuriers.

 

III. Résultats

Les résultats de l’étude sont structurés autour de l’accroissement des flux financiers illicites, du manque à gagner fiscal, du risque d’accroissement des créances en souffrance, des distorsions économiques et de l’aggravation de la petite corruption.

 

A. Accroissement des flux financiers illicites

Les résultats de l’étude montrent que les usuriers utilisent des sociétés de vente d’appareils électroménagers afin de non seulement masquer leur activité criminelle, mais également de frauder le fisc. Ces sociétés, généralement présentées comme des maisons de vente à crédit, sont en réalité, fictives : elles ne disposent ni d’actifs, ni de l’équipement nécessaire pour être opérationnelles. Il s’agit de coquilles vides, autrement dit, d’entreprises caractérisées par une absence d’activités commerciales réelles, de siège social réel, de masse salariale, etc. Ce sont alors, des sociétés écrans qui permettent aux usuriers de produire des factures qui ne correspondent pas aux véritables transactions effectuées entre leurs victimes et eux. L'intérêt de ces fausses factures est de profiter du système de déduction des impôts afin de créer un faux crédit de taxe à la valeur ajoutée (TVA) qui pourra être liquidé soit en l'imputant sur la TVA exigible, soit en demandant son remboursement à travers une cession de rémunération.

 

1. Volume important de capitaux illicites obtenu sous fond de cessions de rémunération (millions FCFA)

L’enquête révèle que le montant toutes taxes comprises (TTC) de l'ensemble des transactions réalisées par les maisons de vente à crédit avec les fonctionnaires constitue un volume important de capitaux illicites reversés sous fond de cessions de rémunération.

 

Graphique 1 : Évolution des précomptes opérés sur le salaire des Fonctionnaires par les usuriers (Millions FCFA)

Source : Paierie Générale du Trésor, 2019

Les analyses statistiques montrent que les capitaux illicites obtenus par les "margouillats" à travers les précomptes opérés sur le salaire des fonctionnaires pour fait d’achats de marchandises à crédit ont été multipliés quasiment par 20 sur la période 2012-2018, passant de 362,23 millions de F CFA en 2012 à 7 112,41 millions de F CFA en 2018. Cette croissance rapide a connu trois moments. On constate d’abord une hausse des précomptes à partir de 2012 atteignant le montant de 4 385,19 millions en 2014. Il s’ensuit une baisse drastique du volume des précomptes entre 2014 et 2015. Enfin depuis 2015, l’on constate une forte augmentation des retenues sur le salaire des fonctionnaires pour fait d’achat de marchandises à crédit.

Nous pouvons alors conclure que l’évolution des capitaux des usuriers, sur fond de cessions de rémunération pour fait d’achat à crédit, est entretenue par une forte dynamique sur la période 2012-2018 avec un coefficient de variation de 74 %. Si cette tendance est maintenue, les fonds illicites obtenus par les usuriers à travers les précomptes opérés sur les salaires des fonctionnaires ivoiriens pourraient atteindre la somme de plus de douze milliards de FCFA en 2025.

 

2. Précomptes pour fait d’achat à crédit, versée à des entreprises opérant dans l’irrégularité

Les investigations révèlent, qu’à ce jour, sous réserve d’une réquisition adressée par la police économique au ministère de l’Économie et des Finances à l’effet de lui fournir la liste des maisons de vente à crédit agréées, seules trois sociétés (Cotivoirienne d’équipements, SOCAP et KAMYCO) détiennent un agrément régulier sur un ensemble de soixante-treize maisons de vente à crédit. Les prélèvements effectués par les autres structures sont alors illégaux, puisque ces maisons de vente à crédit ne sont pas détentrices de codes réguliers. Par voie de conséquence, plus de 95 % des unités productrices du secteur des établissements de vente à tempérament en Côte d’Ivoire, évolue en situation irrégulière. L’examen des données révèle ainsi, qu’une part toujours plus importante des retenues sur le salaire des fonctionnaires pour motif d’achat à crédit est versée à des entreprises exerçant en toute irrégularité.

L’observation du graphique 2 (ci-dessous) montre que la part des précomptes destinée aux sociétés écrans des "margouillats" augmente plus vite que celle destinée aux établissements de vente à crédit en situation régulière. Celle-ci est supérieure à 70 % quelle que soit l’année, sur la période d’étude. De son niveau maximum -97 % en 2012- elle va connaître un ralentissement, passant à son plus bas niveau de 74 % en 2016. On observe, depuis lors, une progression sensible de la part des précomptes destinée aux sociétés écrans des "margouillats". Cette part est passée à 86 % en 2018 soit un accroissement de +16 %. De 2017 à 2018, le volume des précomptes destinés aux établissements irréguliers a augmenté de 66 %, tandis que celui destiné aux maisons de vente à crédit en situation régulière a varié seulement de +0,3 %.

 

Graphique 2 : Évolution des précomptes selon le statut de l'établissement créancier

Source : Pairie Générale du Trésor, 2019

Les analyses montrent enfin, qu’en 2018, le montant global retenu sur le salaire des fonctionnaires et destiné aux usuriers était supérieur à plus de 600 fois au montant destiné aux établissements de vente à crédit en situation régulière.

De ce qui précède, nous pouvons pour terminer, affirmer que la majeure partie des retenues sur les salaires des fonctionnaires pour fait d’achat à crédit est destinée aux usuriers, occultés derrière leurs sociétés écrans que sont notamment, les établissements de vente à crédit exerçant en toute irrégularité.

 

B. Manque à gagner fiscal

Le montant de la taxe à la valeur ajoutée (TVA) collectée lors des transactions de vente de marchandises à crédit aux fonctionnaires est la différence entre le montant des ventes toutes taxes comprises (TTC) et le montant des ventes hors taxes2 (HT). Le graphique suivant donne un aperçu de la répartition du montant de la TVA collectée en 2018 selon le statut de l’établissement de vente à crédit assujetti.

 

Graphique 3 : Répartition du montant de la TVA collectée en 2018 selon le statut de l’établissement de vente à crédit assujetti

 

Source : Paierie Générale du Trésor, 2019

 

Le graphique 3 indique que le montant de la TVA collectée par les usuriers à travers leurs sociétés écrans est plus important que celui collecté par les établissements de vente à crédit en situation régulière. En 2018, ces margouillats ont collecté 86 % de la TVA du secteur des ventes de marchandises à crédit aux fonctionnaires, soit plus de 935 millions de FCFA.

Puis sur la période d’étude 2012-2018, on constate que le montant global de la TVA collectée lors des supposées transactions de ventes de marchandises à crédit aux fonctionnaires est de 3 354,43 millions dont 2 877,64 millions collectés par les usuriers. Sur la période, ceux-ci, tapis derrière leurs sociétés écrans, ont collecté six fois plus de TVA que ne l’ont fait les maisons de vente à crédit en situation régulière. N’empêche que, suivant les données des enquêtes, même les maisons de vente à crédit en situation régulière exercent souvent, en complicité avec des usuriers. Il a été cependant impossible à l’étude d’évaluer leur manne financière.

Enfin, en analysant le graphique ci-dessous, l’on s’aperçoit que le taux de variation du montant de la TVA collecté, sur la période 2017-2018, par les usuriers a quasiment doublé alors que celui collecté par les maisons de crédit en situation régulière a faiblement augmenté de 0,7 %. Il s’en suit, que le montant de la TVA collectée par les usuriers à partir de leurs sociétés écrans augmente plus vite que celui collecté par les maisons de crédit en situation irrégulière.

 

Graphique 4 : Évolution de la TVA collectée selon le statut de l’établissement de vente à crédit assujetti

Source : Paierie Générale du Trésor, 2019

De ce qui précède, il ressort que la TVA collectée dans les transactions de vente de marchandises à crédit est essentiellement au compte des maisons de vente à crédit évoluant en situation irrégulière, donc des usuriers. Il s’en suit que l’État subit des pertes fiscales. En effet, la quasi-totalité de ces faux crédits de TVA reversés aux margouillats à travers les retenues illégales sur le salaire de certains fonctionnaires constituent, en principe, des recettes que l'État doit recouvrer à travers le fisc. Ces fonds n'étant pas collectés, créent un manque à gagner fiscal dans les ressources de l'État et faussent les prévisions budgétaires établies par l'État. En conséquence, les pratiques usuraires ont un impact négatif sur les recettes fiscales qui constituent la majeure partie des revenus de l'État.

Au-delà de cet impact, notons par ailleurs que ce phénomène favorise également un risque d’accroissement des créances en souffrance3 dans le secteur bancaire.

 

C. Risque d’accroissement des créances en souffrance

L’étude montre que les pratiques usuraires contribuent à l’existence de créances en souffrance dans des banques commerciales. Des banquiers affirment en effet, que bon nombre de leurs clients débiteurs sont surendettés, du fait des pratiques usuraires, et n’arrivent pas à rembourser les crédits auxquels ils ont souscrit auprès de leurs banques. Ils précisent que ces individus sont si précomptés, que les sommes d’argent reversées sur leurs comptes bancaires, par le trésor public à la fin du mois, n’arrivent pas à couvrir les échéanciers prévus pour le remboursement de leurs crédits. Les usuriers conduisent ainsi, souvent à la faillite ou à l'insolvabilité de nombreux individus auprès de leurs banques débitrices. Invoquant le secret professionnel, les banquiers n’ont pas permis à l’étude d’approcher les chiffres de ces impayés. Toutefois, ils soutiennent que les créances en souffrance n'en finissent pas d’augmenter et d'entacher leurs bilans financiers. Ce qui représente une menace pour la pérennité de ces institutions financières et la santé de l’économie.

 

D. Distorsions économiques

Les pratiques usuraires présentent un risque pour le fonctionnement efficient du marché économique, car les déplacements de capitaux des usuriers se font hors de toute logique économique ; les criminels qui utilisent le circuit victimaire des usuriers pour blanchir leur argent recherchent, non pas le meilleur rendement, mais le meilleur compromis entre sécurité du recyclage des fonds et objectif de rentabilité de l'opération. Cela a une influence négative généralisée sur les pratiques commerciales et sur la rentabilité des entreprises légitimes. En effet, entre les établissements de vente à crédit qui fraudent, et les sociétés de vente d’appareils électro-ménagers qui s'acquittent scrupuleusement de leurs charges fiscales, la concurrence est inégale : les premières liquident frauduleusement leurs articles commerciaux et dégagent des moyens de financement supplémentaires que leurs concurrentes respectueuses du droit et conscientes de leur responsabilité sociale n'ont pas. Face à cette frustration, certaines sociétés de vente d’appareils électro-ménagers en situation régulière, pour survivre, se sont mutées en maisons de vente à crédit et ne rechignent pas à s’offrir les services des usuriers. Ce qui a pour effet de hausser le taux de criminalité économique et financière. La croissance fulgurante des maisons de vente à crédit de trente-deux en 2012 à soixante-treize en 2018 (PGT, 2019) —soit, environ 128 % de croissance en sept ans— est un indicateur non négligeable et une parfaite illustration de la prolifération des pratiques commerciales déloyales, notamment usuraires, dans le secteur des sociétés de vente d’appareils électro-ménagers et articles divers.

Les usuriers, par leur solvabilité et la rapidité de leurs opérations illégales, rendent toute rivalité difficile dans les secteurs d’activités qui leurs servent d’entreprise écran. Les pratiques usuraires faussent ainsi l'activité économique et empêchent le développement d’une concurrence licite. Aussi les flux financiers importants issus de la fraude permettent-ils aux usuriers de constituer des caisses noires qui leurs assurent une solvabilité, une pérennité et une sécurité à travers la petite corruption — sans laquelle, il leur serait difficile d’agir.

 

E. Aggravation de la petite corruption

Les résultats de l’étude montrent que les pratiques usuraires favorisent l’accroissement de la petite corruption4 dans l’administration publique. Le fonctionnaire ivoirien semble avoir une idée assez précise de cette criminalité. En effet, lorsqu’on interroge les fonctionnaires (victimes d’usuriers et non-victimes) sur les maux qui rongent l’administration, ils citent clairement et sans équivoque la petite corruption (91,92 % des répondants), strictement liée au fait de payer un pot-de-vin et des rétro-commissions (92,61 % des répondants).

L’enquête indique que 51 % des enquêtés connaissent une personne proche ayant été confrontée à une situation de petite corruption ou ayant été obligée de payer un pot-de-vin. 67 % des victimes d’usuriers admettent avoir, eux-mêmes, pris part à cette corruption dans le cadre de l’établissement des documents administratifs affairant à leurs quotités cessibles. Une victime affirme à ce propos : « Oui ! oui ! Ce phénomène favorise la corruption. Par exemple, quand notre quotité cessible est dépassée et qu’on fait la demande à la solde pour aller prendre le crédit avec l’usurier. Pour que ça passe, l’usurier utilise son réseau. » (F.P., 51 ans, instituteur, victime d’usurier) ; « … les usuriers ont des gars (complices) partout dans l’administration publique. Ils utilisent une partie de l’argent qu’ils gagnent pour entretenir leurs réseaux. Il ne faut pas jouer avec eux, ils sont dangereux. » (S.I, 46 ans, agent public, non-victime d’usurier).

Cette idée se trouve consolidée par le taux des usuriers qui voient dans la corruption une nécessité pour arranger certaines transactions (89 %). Un usurier confie : « … À Abidjan ici, tout se gère de là à là (à l’instant) mon frère. Si tu laisses ton problème pourrir, c’est que tu ne connais rien. Quand tu vas croiser les gens, il faut donner pour eux et puis c’est fini, c’est comme ça (sourire). » (A.D., 36 ans, usurier). Autrement dit, à Abidjan, tout souci peut facilement se résoudre si tu acceptes de donner des pots-de-vin à certains agents publics. À la question de savoir s’il avait des contacts en la matière, A.D. ajoute : « c’est clair !... (sourire), on a des "vieux môgô" (parrains) partout. C’est eux qui nous aident. Et en retour, on les gère (rétro-commissions) aussi. ». Cette situation revêt une urgence dans la prise en compte de la dangerosité des pratiques usuraires, qui apparaissent comme un vecteur non négligeable du développement de la petite corruption.

 

IV. Discussion des résultats et conclusion

Ce travail a cherché à décrire les impacts économiques des pratiques usuraires en Côte d’Ivoire. Pour ce faire, un cadre de référence théorique a été bâti autour de l’approche monétaire de Tanzi. Une étude documentaire et des entretiens semi-directifs avec 85 personnes ont été réalisés dans la commune du Plateau à Abidjan. Les données recueillies ont été analysées et traitées au plan qualitatif et quantitatif.

Les résultats de l’étude montrent d’abord, que les pratiques usuraires occasionnent l’accroissement des flux financiers illicites au sein de l’économie légale, réduisent les recettes fiscales et favorisent un manque à gagner important pour le budget de l’État. Il ressort ensuite que les pratiques usuraires constituent un risque d’accroissement des créances en souffrance au sein des banques commerciales. La spécificité de cette criminalité repose en outre, sur la capacité des usuriers à contourner le cadre réglementaire lié à l’activité du crédit en s'associant à des maisons de vente à crédit qui affichent une apparente conformité à la loi, ainsi qu’à des banquiers et agents publics véreux. Ce qui déséquilibre le jeu de la concurrence, crée des distorsions économiques, et occasionne l’aggravation de la petite corruption, très préjudiciable aux finances publiques. Somme toute, les pratiques usuraires favorisent l’enrichissement illicite des usuriers et diminuent la productivité globale de l'économie, privant ainsi l’État de ressources indispensables au financement des dépenses de développement.

Par ailleurs, ces résultats reflètent un seuil d’alerte nécessitant une prise de conscience réelle et une volonté effective pour des études sur la petite corruption en Côte d’Ivoire. La perception très négative de la petite corruption, confrontée à l’implication directe de certains fonctionnaires et agents de l’administration publique ivoirienne dans les pratiques usuraires, fait resurgir un problème sociétal assez sérieux dans la relation quotidienne de l’agent public avec les usuriers. Car, bien que certains agents publics perçoivent les pratiques usuraires comme une forme de criminalité, l’on note chez ceux-ci, une certaine acceptation des maisons de vente à crédit qui pourtant, servent de sociétés écrans aux usuriers. Cela met en évidence, une certaine équivalence entre deux attitudes paradoxales : le refus pour des agents publics de commettre d’une part des actes/pratiques de collusion avec les usuriers, un refus qui émane d’une première position qualifiant cet acte de criminel, et d’autre part, l’acceptation d’une telle pratique par avidité financière.

Ces résultats qui révèlent l’érosion des finances publiques, l’accroissement des créances en souffrance, des distorsions économiques et l’aggravation de la petite corruption en Côte d’Ivoire, confirment notre objectif et valident le référentiel théorique de l’approche monétaire de Tanzi utilisé pour cette étude.

Ces conclusions se rapprochent d’une part, de celles de Paquin (2006), et de Reiss et Beirdmann (1980), selon lesquelles les entreprises peuvent jouer un rôle d’instrument du délit « d’écran ». Et d’autre part, de celles de Queloz (2002), Bichot (2012), et Bazzy (2020), qui attestent que la délinquance financière porte atteinte à la crédibilité et à la sécurité de certains secteurs d’activités économiques, voire de l’ordre économique et financier dans son ensemble. Les aboutissements de ces travaux antérieurs sont réaffirmés par les résultats de la présente étude, et témoignent de leur validité externe. Par-dessus, cette étude met en évidence, avec des informations chiffrées, les dommages engendrés par les pratiques usuraires sur les finances publiques en Côte d’Ivoire et la menace que cela représente pour la santé économique de l’État.

Cependant, les résultats obtenus dans ce travail n’ont pas la prétention d’être exhaustifs. En effet, si les bases de données statistiques de la paierie générale du Trésor public ivoirien conservent des informations sur les fonctionnaires précomptés pour fait d’achat de marchandise à tempérament (salaire, revenu net, nombre, montant précompté…), elles présentent toutefois une part d’opacité quant au nombre réel d’individus victimes d’usuriers. Car, s’il est indéniable que les fonctionnaires constituent la catégorie sociale la plus prisée par les usuriers en Côte d’Ivoire, il n’en demeure pas moins que les usuriers font également des victimes dans le secteur privé. Cela signifie qu’il y a des flux financiers illicites liés aux pratiques usuraires, que cette étude n’a pu mesurer, et qui constitue par voie de conséquence, un chiffre noir de la criminalité. Pour autant, il ne s’agit pas de dénigrer la pertinence de ces résultats, mais d'aborder un aspect lié à leur production, qui aurait pu les rendre encore plus efficients. Les résultats de cette étude offrent ainsi, des apports importants dans la description des impacts économiques des pratiques usuraires en Côte d’Ivoire, et ouvrent des pistes de recherche qui mériteraient d’être explorées et développées.

 

V. Références bibliographiques

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1 Le taux effectif global (TEG) en vigueur en Côte d’Ivoire est de 27 % l’an pour les institutions de microfinance (IMF) est de 18 % l’an pour les banques.

2 Le montant des ventes sans application de la taxe à la valeur ajoutée (TVA).

Montant des ventes hors taxes (HT)

3 Les créances en souffrance sont définies comme étant des créances qui présentent un risque de non recouvrement total ou partiel.

4 La petite corruption qui implique par définition un agent public ayant une relation directe avec le citoyen et qui engage des petites sommes d’argent et des faveurs.

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Commentaire du point 31 du plan marocain pour l'autonomie au Sahara

Salah Eddine Maatouk, Professeur À L'université Sidi Mohammed Ben Abdellah De Fès

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